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Numéro 3 / Le Faire

À l’hiver 2018, l’Institut du Québec publiait une étude à propos de l’impact de l’automatisation sur les structures d’emplois à venir. On se rappelle, sourire en coin, comment, dans les 1970, les laveuses, micro-ondes et autres machines devaient libérer les femmes du fardeau ménager, animant l’utopie d’une société des loisirs. Pourtant, c’est plutôt une ambiance de peur qui règne quant à l’avènement des robots voleurs de jobs. Au-delà de la crainte de voir les salaires disparaître, il y a au cœur de ce mythe des robots-envahisseurs, un questionnement sur la spécificité du faire humain. C’est ce thème du faire qui sera exploré dans ce troisième numéro à travers des textes d’horizons divers.

D’emblée, la conjoncture que nous venons de souligner amène, chacun à leur manière, Camille Vézy et William Grondin à réagir à l’ampleur que prend actuellement l’intelligence artificielle (IA). Camille réussit à exploiter l’ambiguïté qui règne autour des développements de l’IA plutôt qu’à la dissoudre. Elle s’attèle à montrer que l’éthique ne doit pas être imposée « d’en haut », mais doit provenir de la base : que la réflexion sur les machines ne peut se détacher du faire les machines. Moins optimiste, William explore la construction symbolique qui sous-tend l’IA à partir de la discipline étrange que fût la cybernétique, science pionnière dans la conception des machines autonomes et aujourd’hui disparue. La mise en parallèle soulève des conceptions différentes quant aux machines produites : si celles de la cybernétique devaient faire comme l’humain, les machines intelligentes doivent savoir faire comme l’humain, en sachant, par exemple, trouver d’elles-mêmes la meilleure manière de résoudre un problème. Cette constatation mène l’auteur à craindre non la perte des emplois, mais un renouvellement de l’exploitation des travailleur.se.s.

Ce remplacement du savoir-faire humain par le savoir-faire machine, Alexandre Béland le note aussi dans la pratique photographique dont les rouages ont été masqués par les dispositifs faciles d’apprentissage que sont les appareils numériques. Loin de le poser comme une compétition machine/humain, il s’intéresse plutôt à la perte de commun qui résulte des changements opérés dans les dispositions du faire. Prenant le contre-pied de la critique, il s’évertue à montrer le pouvoir que les amateurs de photo argentique regagnent lorsqu’ils s’assemblent pour apprendre et fabriquer, défaisant les boîtes noires grâce à la chambre noire.

Malgré la divergence thématique évidente entre les textes, on relève une constante : impossible de dissocier le faire du penser. Anais Baridon joue explicitement avec leur complémentarité pour montrer comment des intervenants du milieu communautaire agissant auprès de toxicomanes modulent jour après jour leurs actions par une réflexion éthique qui s’imbrique à leur pratique professionnelle. Impossible, donc, d’isoler complètement les deux termes, même s’ils apparaissent souvent en opposition.

Si ces intervenants prennent le temps de discuter de ce qu’ils devraient faire, c’est qu’ils croient en leur pouvoir de transformer leur environnement. Dans son texte philosophique sur le libre arbitre, Benoît Bellard sème pourtant le doute sur la liberté réelle que les acteurs ont vis-à-vis leurs actions. S’il n’apporte pas de réponse certaine, il nous enjoint toutefois à croire que leurs choix ont des conséquences et qu’il vaille mieux qu’ils se sentent responsables de leurs actions que l’inverse.

Croyant que pour penser, il faut aussi faire, c’est par l’action que Renata Azevedo Moreira s’est engagée dans une résolution de l’opposition entre réflexion et pratique, grâce à l’exposition Femynynytees qu’elle a co-organisée. Abolissant les frontières trop étanches entre commissaires, artistes, oeuvre et même galerie et quartier, Renata met en lumière dans ce récit la manière dont matière et discours s’entrelacent à travers les éléments qui viennent à faire exposition et à faire oeuvre.

Cette manière d’articuler le faire aux discours n’est cependant pas universelle. Dans une communauté musulmane d’Israël, le dire n’apparaît pas comme central aux pratiques quotidiennes. À travers sa recension d’ouvrage, Margaux Klein nous apprend que la protection de la société druze passe par les silences et les dissimulations. Au contraire des pratiques occidentales d’exposition publique des idées qui passent tant par les médias de masse que les réseaux sociaux, c’est par un « savoir-taire », nous dit Margaux, que les Druzes transmettent leurs savoirs.

Malgré la volonté affichée par les auteur.ice.s de ce numéro d’articuler conjointement faire et penser, il reste encore difficile de les appréhender réellement simultanément, en un seul mouvement. Comme quoi on ne se débarrasse pas si facilement de la polarité, depuis longtemps installée dans la pensée occidentale, entre corps et esprit.

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