Numéro 2 / Le Nécessaire
En philosophie, ce qui est nécessaire, c’est ce qui ne peut pas être autrement. Est nécessaire ce qui est; est contingent ce qui aurait pu être autrement, fruit d’une série causale indéterminée. Penser en ces termes ouvre toute une série de questions sur le réel, les possibles et la liberté. Ce qui est aujourd’hui, ce sur quoi nous portons notre regard, n’aurait-il pas pu être autrement ? Le présent s’aborde difficilement sans penser à tout ce qui n’a pas pu être, à ce qui n’est pas. Du moins, quand ce présent ne rencontre pas la satisfaction de celles et ceux qui l’habitent. À l’inverse, ce geste réflexif sur le nécessaire nous amène aussi vers l’avenir. C’est par la distance entre les attentes dirigées vers l’avenir et le réel que se trouvent peut-être les fragments d’un avenir différent. Imaginer le possible, c’est-à-dire les actualisations potentielles à même le réel, c’est une première étape vers le changement. Sans que nous l’ayons planifié, les autrices et l'auteur du présent numéro abordent tou.te.s la question du nécessaire à travers celle de la temporalité. D’une certaine manière, trois des autrices du présent numéro tentent de nous prémunir d’une position nécessitariste : le monde dans lequel nous nous trouvons n’est potentiellement pas le meilleur qui pourrait être. Elles refusent d’accepter le présent tel qu’il est et appellent à penser à ce qui a conduit à sa production. L’Histoire n’est pas nécessaire. Léa C. Brillant, grâce à la voix de Walter Benjamin, interroge la linéarité historique du progrès dans sa forme capitaliste. Le monde actuel n’est pas le résultat d’une suite d’évolutions menant toujours plus loin, toujours plus haut. Revaloriser les récits en marge de l’Histoire offre une première alternative à la conception unilatérale qui prévaut généralement. C’est dans cette direction que s’engage Oriane Asselin Van Coppenolle qui détrône les vainqueurs de l’Histoire du piédestal qui leur a été aménagé, dans les villes comme dans les esprits. Le colonialisme porte son lot de perdants et d’abusés qui cherchent désormais à laisser leurs traces avant que le temps qui passe ne scelle pour de bon la glorification qu’on porte à leurs assaillants.
C’est aussi, en quelque sorte, ce que propose Samira Nedzibovic qui met en doute la nécessité des politiques sécuritaires actuelles et propose de penser autrement l’immigration, notamment grâce à une redéfinition du rapport à l’étranger. Suivant ces autrices, les inégalités du présent deviennent des balises pour pointer les failles du passé. Plutôt que d’encourager une certaine nostalgie des possibles irréalisés, leurs textes ouvrent des brèches devant mener à une prise d’action pour faire valoir ce qui devrait être.
Nous dégageant des récits historiques, Karelle Arsenault nous entraîne sur le terrain d’une peur bien répandue, celle de l’oubli. Convoquant l’injonction à se souvenir, l’autrice met en lumière la force identitaire des objets culturels, en particulier ceux du cinéma, qui agissent comme supports externalisés de mémoire. Mais l’avènement des médias interactifs vient bousculer les méthodes d’archivage. Qu’en est-il de ces histoires qui nous façonnent, comme individu et comme société, lorsque leur dimension matérielle est fragile et éphémère?
Dans une recension hors du commun, Antoine Mazot-Oudin travaille l’histoire à la fois personnelle et sociale des représentants politiques de France de manière à critiquer la mise en récit des racines prolétaires présidentielles qu’on pourrait croire nécessaires si on les écoutait. L’importance stratégique que prennent les origines modestes dans les discours des dirigeants du pays a l’effet réciproque de souligner à grands traits l’absence manifeste de personnes issues des classes populaires parmi ses représentant.e.s. À partir d’une tout autre perspective, nous nous éloignons du passé et plongeons dans un futur lointain où les rêves transhumanistes semblent avoir pris forme. Avec beaucoup d’humour, Agathe François dépeint le moment de l’apogée post-humaine où les corps individuels disparaissent pour laisser place à une transe (trans)individuelle qui ferait rougir d’envie n’importe quel.le cyborg.
Oriane Asselin-Van Coppenolle
Léa C. Brillant
Karelle Arsenault
Agathe François