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L’improvisation théâtrale pour (dé)construire
son rapport au milieu universitaire

Dominique Gagnon

Si vous m’aviez dit il y a dix ans que je serais en train de faire un doctorat en communication au début de ma trentaine, je ne vous aurais jamais cru. À l’époque, je ne souhaitais qu’une seule chose : être comédienne. Je voulais fouler les planches des théâtres du Québec et jouer devant la caméra. À coup de remises en question et de décisions crève-cœur après avoir tenté maintes fois de faire mon entrée dans une des écoles de théâtre québécoises, je me suis tournée vers l’Académie, avec son grand A et sa tour d’ivoire qui donne le vertige. 

Je n’ai jamais eu de regret face à ce changement de cap professionnel, mais j’ai toujours conservé une certaine curiosité face à cette vie qui n’aura été la mienne que dans un univers parallèle. Est-ce que l’Académie était inévitable ? Me serais-je retrouvée ici, à rédiger ces lignes, peu importe le chemin emprunté ? Tant d’interrogations qui relèvent du registre d’un futur inconstruit.  


Jouer le jeu de l’Académie

Je ne vous apprendrai rien en écrivant que le milieu universitaire vient avec un lot d’enjeux qui lui sont propres. Dans le dernier numéro de Cahier d’école, Samuel Lamoureux (2022) parlait avec justesse du processus « dysfonctionnel, mais aussi humiliant, intimidant, conservateur et dogmatique » d’évaluation par les pairs, en abordant de front l’épuisement professionnel vécu par nos collègues du milieu universitaire. La fatigue et les tâches s’accumulent à une vitesse ahurissante, les boîtes de courriels se remplissent à vue d’œil, mais personne n’ose s’arrêter afin de remettre en question ce rythme insoutenable. 

Ce constat est principalement associé aux professeur·e·s-chercheur·e·s, mais force est d’admettre que la pression est aussi forte pour les personnes étudiantes qui tentent de se forger une place dans le monde scientifique. On nous demande de dire « oui » à tout, quitte à travailler quelques soirs de plus pendant la semaine et d’ajouter des tâches à notre agenda pendant la fin de semaine afin de garder la tête hors de l’eau.

Vous entendrez peut-être des collègues dire : « Nous sommes passionné·e·s, c’est normal de toujours être en train de travailler ! » La passion pour la recherche est un couteau à double tranchant : nous avons le privilège d’avoir un emploi qui nous enthousiasme, mais ce sentiment brouille les frontières entre nos vies professionnelles et privées. Étant donné que ce sont souvent nos intérêts personnels qui nourrissent nos intérêts de recherche, il est facile de succomber à la tentation de travailler sans compter ses heures. Malheureusement, il s’agit d’une habitude qui met en péril notre équilibre physique et psychologique.

Personnellement, j’ai mis du temps avant de réaliser que je développais des habitudes malsaines depuis le début de mon doctorat. J’ai eu du mal à accepter que ces habitudes n’étaient pas toutes attribuables à la passion que je porte pour mon objet de recherche. Je me suis trop souvent retrouvée à travailler à des moments où je m’étais promis de prendre une pause, et ce dans l’unique but d’éviter d’être rongée par un sentiment de culpabilité démesuré. J’avais peur de ne pas en faire assez et d’être une source de déception, tant pour moi que pour celleux avec qui je travaillais. La moindre erreur me hantait, ce qui me poussait à travailler davantage pour faire plus, et le faire mieux. J’arrivais à la fois à encaisser la critique avec humilité et à la laisser m’avaler tout rond. Elle m’obsédait. Le milieu universitaire, sans nous demander explicitement d’être parfait·e·s, le fait implicitement : la compétition pour les bourses, pour les stages post-doctoraux et pour les postes de professeur·e·s-chercheur·e·s est féroce. Pour espérer tailler notre place dans le lot, nos CV doivent être comparables à ceux de nos pairs qui choisissent de se surmener au détriment de leur santé.

Le seul hic est que cet acharnement n’offre aucune garantie. Je l’ai appris à mes dépens, à l’automne 2023. L’annulation inattendue d’un stage de recherche à l’étranger que je préparais depuis près de trois ans m’a fait réaliser que c’en était assez. Je ne voulais plus jouer le jeu de l’Académie. J’étais physiquement et psychologiquement épuisée, principalement en raison du manque d’équilibre entre ma vie personnelle et professionnelle. Je n’étais plus grand-chose à part être une étudiante au doctorat. Pour me retrouver, j’ai fait deux choses : j’ai fait appel aux services psychologiques de mon université et je me suis inscrite à des cours d’improvisation théâtrale.

Ce sont ces cours qui ont inspiré mon texte. L’improvisation a changé ma manière de voir le monde et, au fil des mois, ma manière d’entrevoir mon travail académique. Les lignes qui suivent font état de mes réflexions sur ma vie professionnelle provoquées par ma pratique d’improvisatrice. J’y construis ma pensée en liant deux milieux en apparence incompatibles ; ce travail me permet de déconstruire mon rapport au milieu universitaire pour peut-être arriver à m’y tailler une place. L’idée n’est donc pas de montrer ce qui sépare l’improvisation de l’Académie, mais plutôt d’explorer en quoi la première m’a forcée à regarder la seconde sous un jour nouveau. 

« C’est quand ton prochain match d’impro ? »

Avant de me lancer dans le vif du sujet, je veux faire un aparté : je ne fais pas partie d’une ligue d’improvisation. Je ne joue donc pas dans les traditionnels matchs d’impro sur une patinoire (désormais appelée « improvisoire » (Walsh-Viau et Joubert, 2022, p. 21)). Bien que ce style d’improvisation soit ancré dans la culture québécoise, d’autres styles se sont développés ailleurs dans le monde et émergent graduellement ici. Pour être honnête, la question de la compétition associée à l’improvisation d’ici est généralement (mais pas systématiquement) absente du style d’improvisation que je pratique. Ce dernier s’approche du style américain datant des années 1950, lui-même un descendant direct des jeux improvisés de l’actrice et travailleuse sociale Viola Spolin (Patinkin et Kozak, 2019). Toutes les références faites à l’improvisation dans les lignes qui suivent sont donc propres à ce style. 

Apprendre à jouer autrement

La première règle en improvisation est de dire « oui » à ce qu’on nous offre (Hines, 2016 ; Napier, 2015). Si mon ou ma partenaire de jeu affirme que nous sommes dans un vaisseau spatial, je dois accepter cette réalité. Je dois aussi l’aider à construire cette réalité en y ajoutant mon grain de sel : « oui, et » (Hines, 2016 ; Napier, 2015). Le vaisseau fonce tout droit vers un trou noir !

L’improvisation et l’Académie se ressemblent drôlement : on nous demande de dire « oui » à tout. En improvisation, nous pouvons mettre nos limites lorsque nécessaire. Si l’offre faite par mon ou ma partenaire de jeu me rend inconfortable, j’ai le droit de refuser ce qu’on me propose. Un environnement sain, respectueux des limites individuelles et collectives mises en place par les interprètes, favorise la création.  Dans le milieu universitaire, se donner le droit de dire « non » s’accompagne généralement de sourcils en l’air de la part de nos pairs et de phrases du genre : « C’est tellement une belle opportunité, pourtant ». Je suis moi-même coupable de ce genre d’offense, car s’il est facile d’abandonner nos limites, il l’est tout autant d’oublier celles de nos pairs. Résultat : nous les délaissons au profit d’expériences professionnelles qui se traduisent en quelques lignes sur nos CV, dans l’espoir de peut-être gagner le respect d’autrui pour notre bon travail et notre engagement.  

L’improvisation et l’Académie se ressemblent aussi par la nécessité de collaborer. Nous avons tendance à l’oublier, mais les projets de recherche, tout comme les scènes improvisées, ne peuvent pas être développés par une seule personne – oui, même la thèse n’est pas une recherche purement individuelle. Au même titre que les improvisations solos nécessitent des suggestions de la part du public, nos recherches aux cycles supérieurs sont nourries par les échanges avec nos pairs, nos directions de recherche, notre entourage... À la fin de mon doctorat, j’aurai rédigé ma thèse seule, mais je ne pourrai jamais faire abstraction du soutien des gens qui auront croisé mon chemin pendant sa réalisation. 

La collaboration peut être déroutante. Il me sera impossible de deviner ce que mon ou ma partenaire de jeu proposera pendant les quelques minutes que nous passerons sur scène, au même titre qu’il me sera impossible de prévoir comment mon ou ma collègue rédigera sa partie d’un article que nous écrivons ensemble. Bien que la recherche (la collecte de données, l’analyse et la rédaction) soit généralement produite dans un contexte contrôlé, la réalité de sa réalisation est tout autre : comme en improvisation, la seule chose prévisible en recherche est l’imprévisible.

Et qui dit imprévisible, dit perte de contrôle. En d’autres termes, mon pire cauchemar. 

De mon humble expérience, le désir de tout contrôler découle d’une peur de l’échec. Une peur viscérale et irrationnelle. Évidemment, j’ai toujours su que l’erreur était humaine, mais avant de faire de l’improvisation, je n’avais jamais accepté que j’avais moi aussi le droit de me tromper. Le milieu universitaire nous dépossède de notre capacité à avoir de la compassion pour nous-même. À force de m’entêter à jouer le jeu de l’Académie, j’ai fini par oublier que j’étais avant tout un être humain disposant de forces, mais aussi de faiblesses. 

Maintenant, plutôt que de craindre les échecs et les erreurs, je les accueille et apprends d’elles. Plus encore, j’ai compris qu’il était possible de voir l’imperfection non pas comme une humiliation, mais comme une occasion de construire les choses autrement. Ce qui se présente de prime abord comme une erreur en improvisation peut amener une scène et ses personnages ailleurs. Dans ce même ordre d’idées, la recherche implique aussi la rencontre d’écueils qui nous poussent à observer notre objet de recherche et analyser nos données autrement. Les déroutes imposées par l’imperfection et l’imprévisibilité enrichissent nos travaux au-delà des possibles que nous aurions pu envisager au départ. 

L’improvisation m’a forcée à déconstruire ma manière d’apprivoiser le milieu universitaire pour la reconstruire autrement, plus sainement. L’improvisation, du moins en théorie, se présente comme un outil pour questionner des comportements qui sont célébrés par l’Académie depuis trop longtemps. Elle a le pouvoir de nous réconcilier avec notre humanité, de nous apprendre à être de meilleures personnes en étant davantage à l’écoute des autres, mais aussi de soi. Elle rappelle la qualité éphémère de la vie, qui est toujours construite dans l’instant présent.

Faire de l’improvisation, c’est avoir l’audace de dire « oui » tout en respectant nos limites et en accueillant l’imperfection avec compassion. Je nous souhaite de (re)construire notre milieu universitaire de manière tout aussi audacieuse. 

Notes de bas de page

1: L’autrice tient à remercier Danielle Davidson pour sa première lecture du texte, ses précieux commentaires et les discussions qui ont suivi. Merci pour ton support constant et de me ramener à l’ordre quand j’oublie que je porte mes « rose-colored glasses » de nouvelle improvisatrice !

2:  Pour plus d’information, voir Improvisation for the theatre (Spolin, 1999).

3: Évidemment, tout n’est pas rose. Le monde de l’improvisation n’est pas de facto sain et respectueux. Comme le notent Walsh-Viau et Joubert (2022), « […] pour certaines filles joueuses, le monde de l’improvisation est l’école où elles vont prendre la pleine mesure des différences reliées à leur genre » (p. 118). Il est nécessaire de co-construire un environnement confortable avec nos partenaires de jeu.

4:  Il s’agit d’une particularité de l’improvisation « à l’américaine », comme celle que je pratique, que nous ne retrouvons pas dans les matchs d’improvisation propre au Québec francophone. Pour plus d’information, voir Lee (s.d.).

 

Bibliographie

Hines, W. (2016). How to be the greatest improviser on earth. Pretty Great Publishing.

Lamoureux, S. (2022). L’évaluation par nos pairs par ceux et celles qui nous gouvernent. Cahier d’école. https://www.cahier-ecole.com/utile/l-evaluation-par-ceux-et-celles-qui-nous-gouvernent.html

Lee, T. (s. d.). Improv, Explained. UChicago News. https://news.uchicago.edu/explainer/improv-explained

Napier, M. (2015). Improvise: Scene from the inside out (2e édition). Meriwether Publishing.

Patinkin, S. et Kozak, L. (2019). The Second City: the essentially accurate history. Midway, an Agate imprint.


Spolin, V. (1999). Improvisation for the theater: a handbook of teaching and directing techniques (3. ed). Northwestern University Press.


Walsh-Viau, E. et Joubert, L. (2022). Jouer sur le banc : les filles dans le monde de l’improvisation. Somme toute.

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