Un rêve polyvocal qui transforme mon idée sur l’utilité de ma recherche-création.

Salle d’attente de la clinique vétérinaire HOMA, nom gentrifié du quartier Hochelaga-Maisonneuve.

Personnages principaux : mon je, Donna, un monsieur qui tousse beaucoup, un poulpe et ses tentacules, une femme très sensible.

C’est le deuxième jour du congé des fêtes de 2021. Mon chat a de nouveau un blocage urinaire, alors je décide de passer la nuit dans la salle d’attente de la clinique avec d’autres personnes qui attendent, impatientes, la décision sur le sort de leurs êtres compagnes. Je pleure et je mouche mon nez de temps en temps, mais je ne regarde pas les autres. J’essaie de faire marcher mon cerveau ailleurs, même si c’est difficile puisqu’Eusebiu, le Chat Cadeau comme je l'appelle, se trouve dans la salle d’opération. Eusebiu est un chat qui avait été abandonné à SPCA par un individu qui s’était débarrassé de cet être « encombrant », que personnellement je considère comme mon cadeau de Dieu. Assise sur cette chaise, dure, incommode, d’un plastique blanc instable, je ferme les yeux et commence à réfléchir à ma recherche : suis-je utile à la recherche en voulant raconter des expériences et des histoires sur mon je immigrant ? 

La chaleur de la salle, la veste qui m’enveloppe entièrement et les émotions de cette journée m’assoupissent. Je commence à rêver d’un poulpe furtif et enjoué. Je l’imagine avec ses tentacules convaincants en train de s’exprimer artistiquement, en train de dialoguer avec moi sur l’utilité d’une recherche transdisciplinaire, « une connaissance en mouvement, une connaissance en navette qui progresse en allant des parties au tout et du tout aux parties » (Cardinal et Morin, 1993, p. 7).

Premier tentacule du poulpe : Je jette de l’encre non seulement pour créer un écran derrière lequel j’ai le temps de changer de forme et de me dissimuler. L’encre imite la forme du prédateur, c’est-à-dire une forme d’expression. Je trouve que tu auras à gagner en m’utilisant dans ta recherche-création, parce que j’offre des possibilités d’expression inimaginables, je ne me cantonne pas dans une boîte coquillage d’un fond de mer quelconque, je ne reste jamais longtemps au même endroit. Un peu comme une voyageuse immigrante, n’est-ce pas ? 

Mon je : Je suis désolée, mais je ne parle pas aux poulpes ! Vous êtes un simple céphalopode benthique, astucieux, oui, peut-être, mais finalement sans intérêt. J’ai besoin d’histoires palpables et utiles. Votre format corporel échappe à ma compréhension.

Donna (Elle ressemble à Donna Haraway – mais c’est impossible que ce soit elle – et défend le poulpe.) : C’est normal, il passe par où on ne passe pas. Hmm, je vois que je suis en train de dérégler tes normes, tes canons de représentation d’un corps « normal ». Un poulpe, c’est aussi un corps, donc tous les corps n’ont pas besoin d’être pareils.  Enfin, « on n’a pas besoin d’une totalité afin de bien fonctionner » (Haraway, 2016, p. 46).  Laisse-toi séduire par ses tentacules ! Elles créent des réseaux, des tissus qui ne vivent pas dans des systèmes déterministes et téléologiques, mais dans des systèmes sympoïétiques qui évoluent et se produisent collectivement (Haraway, 2016). La solitude dans la production est juste une phrase inventée par le système néolibéral, « nous sommes constitués à travers les tissus symbiogénétiques de nature-culture, dans ses fictions comme dans ses faits » (Haraway, 2003, p. 42). 

Mon je : Vous voulez dire ?

Donna : Je veux dire qu’il faut envisager des relations inter-espèces axées sur la coresponsabilité, par exemple. Pour essayer de réparer ce qui nous reste de notre planète, toi et moi, on pourrait vivre en symbiose l’une avec l’autre. Une vie ensemble dans la chair. (Elle s’arrête.) Je t’ennuie ?

Je me rends compte que cette Donna s’est immiscée dans mon rêve pour s’allier au poulpe. Ou peut-être est-ce l’inverse ?     

La voix mystérieuse d’un deuxième tentacule du poulpe s’invite dans la conversation : Il faut rester créatif,ives, les limites de votre recherche « sont celles de l'imagination du modélisateur » (Cardinal et Morin, 1993, p. 9).

Mon je : Je ne veux rien m’imaginer du tout ! Désormais, je serai scolaire, puisque ça m’a déjà servi dans le passé. Je refuse de marcher sur des sables mouvants dans une recherche qui dévoilerait mon ressenti envers le monde. Mes histoires personnelles situées dans la culture n’ont aucune valeur !

Troisième tentacule du poulpe : Pourtant tes expériences personnelles incarnées pourraient t’apprendre à vivre avec le sentiment de fragmentation que tu éprouves en ce moment. Tiens, je te suggère de performer tes histoires dans tes écrits (Chang, 2011). Allez, raconte-nous l’histoire des huit bébés à la garderie qui pleuraient tous en même temps ! À ton arrivée à Montréal, tu ne trouvais pas de travail, et on t’a engagée à l’appel dans des garderies sans que tu n’aies aucune expérience là-dedans, haha.

Ce rire me rappelle le rire moqueur d’un jury constitué uniquement d’hommes en Roumanie, qui évaluait ma recherche sur la problématique des déchets dans le quartier Sainte-Marguerite à Liège en Belgique. Ma méthode de recherche comprenait, entre autres, le comptage des déchets dans le quartier défavorisé dans lequel je vivais, ainsi que des enquêtes auprès des immigrant·es du quartier, des entrevues, etc. Au moment où j’ai prononcé le titre de ma recherche, toute la commission s’est mise à rire. Pendant ma soutenance, j’entendais les chuchotements : « Elle a même fait des statistiques, des graphiques et des entrevues sur les déchets, haha ! » J’aurais pu mener une recherche classique sur les montagnes en Roumanie, et je n’aurais rien risqué devant la commission. Je me suis rendu compte qu’aucun membre du jury ne s’était donné la peine de lire ma recherche. J’ai voulu leur dire que j’avais eu peur une nuit, en comptant les sacs en plastique dans le quartier, quand un homme s’est dirigé vers moi avec un couteau. Je me suis enfouie. Je comptais ces sacs en plastique la nuit ou tôt le matin pour avoir un compte plus exact avant qu’ils soient ramassés. J’avais envie de leur raconter que les femmes immigrantes sans-papiers avaient peur de moi en répondant à l’enquête sur les déchets. Elles pensaient que je travaillais pour la police… Mais je n’ai rien dit de tout cela, j’ai juste continué à expliquer ma recherche sur la gestion des déchets parmi des rires étouffés. 

Une femme très sensible :  Écoutez, j’ai fait de la recherche en phénoménologie sur l’asthme en mettant en dialogue plusieurs voix, ma propre voix et celle de ma fille qui souffre d’asthme. Des dialogues du passé, des poèmes et des dialogues du présent se sont entremêlés dans la discussion pour rédiger cette recherche, qui illustre les défis de cette maladie. Mes histoires étaient le reflet de mon ressenti sur la maladie, le ressenti d’une chercheuse mère (Clarke, 1990). La polyvocalité m’aide à raconter mes histoires. C’est de cette façon que je déconstruis et reconstruis cette idée d’une seule voix « authentique » qui caractériserait le je immigrant (Choi, 2013). Nous avons en nous plusieurs voix qui s’entrecroisent et s’emmêlent aux voix des autres et c’est par cette multiplicité de voix qu’on peut accepter et exprimer la différence de corps, d’identités, d’histoires et de solidarités. C’est en performant à plusieurs voix qu’on crée des espaces avec des frontières vagues où tout le monde peut exercer de l’agentivité (Meizel, 2020).

Quatrième tentacule du poulpe (sincère) : Madame, je comprends, vous avez eu une certaine « confiance qui prenait origine du fait que quelqu’un parlait de l’intérieur et à partir d’un monde qu’il connaît de façon intime » (Krog, 2016, p. 248).

Une femme très sensible : Mais oui, et ce quelqu’un était moi !

Cinquième tentacule du poulpe (Il se dérobe sous une pierre, suivi par les autres tentacules.) : Moi, j’aimerais me dévoiler pour mieux me comprendre…

Un monsieur qui tousse beaucoup, grand et mince comme une ligne tracée sur une carte : Je m’excuse ! Ne vous en faites pas, je n’ai pas la Covid, je me suis testé aujourd’hui et c’est négatif. 

Le poulpe souffle une encre de soulagement. 

Le monsieur qui tousse beaucoup continue : Je pense que pour sortir de l’hégémonie occidentalocentriste de la recherche académique, il faut briser le concept de catégorie d’un langage unitairement acceptable dans la recherche en ramenant sur la table des discussions sur les relations entre différentes visions et actes de recherche qui transforment « la possibilité d’une sorte différente de répétition par une rupture et une répétition subversive de ce style » (Butler, 1988, p. 252). Je pense que nous sommes habité·es par plusieurs voix du passé, présent et futur qui reflètent les expériences de notre « je » et « questionnent son autorité, ses forces de connaissance et de construction qui peuvent être une modalité importante d’expérimenter son rôle de producteur de connaissances » (Choi, 2013, p. 60). La polyvocalité dans la recherche-création n’est pas seulement une façon de critiquer l’ethnographie traditionnelle (Mizzi, 2010), mais aussi un moyen d’opposition contre la légitimité des concepts néolibéraux, coloniaux et hégémoniques des universités et institutions sur l’utilité de la recherche (Staunæs et Søndergaard, 2008).

Mon je (en m’agitant, à voix haute) : Ce n’est que ce poulpe et ses intérêts multiples pour ma recherche-création qui m’ont attiré dans les tréfonds de la liberté d’expression de la mer. Ce n’est que ce poulpe qui doit répondre face à l’Histoire et à la recherche académique sérieuse et utile !

La voix d’une docteure me réveille : Madame, votre chat a survécu à l’opération. Vous pouvez aller le voir, même s’il est encore très affaibli.

Sur la chaise, Donna m’a laissé un billet.

Chère Iulia, incarne ta recherche-création pour raconter tes histoires par différentes voix, directions, désirs, intérêts, imprévus, surprises, émotions qui défient l’aspect   naturel et certain de l’identité et les contours fixes des territoires. Chacun·e détient une expérience personnelle qui est utile à la recherche.

Bibliographie

Butler, J. (1988). Performative Acts and Gender Constitution: An Essay in Phenomenology and Feminist Theory. Theatre Journal, 40 (4), 519. https://doi.org/10.2307/3207893CARDINAL, P., et MORIN, A. (2010). La modélisation systémique peut-elle se concilier avec la recherche-action intégrale?, Université Laval, 1994.

Chang, H. (2011). Autoethnography as method for spirituality research in the academy. Dans H. Chang et D.Boyd (dir.), Spirituality in higher education: Autoethnographies (Ière éd.,vol 1 p.11‑30). RoutledgeChoi, J. (2013). Constructing a multivocal self : a critical autoethnography. Thèse de doctorat, University of Sydney. OPUS. https://opus.lib.uts.edu.au/bitstream/10453/24078/2/02whole.pdf

Choi, J. (2013). Constructing a multivocal self : a critical autoethnography. Thèse de doctorat, University of Sydney. OPUS. https://opus.lib.uts.edu.au/bitstream/10453/24078/2/02whole.pdf

Clarke, M. (1990). Memories of breathing: A phenomenological dialogue: Asthma as a way of becoming. Phenomenology+ Pedagogy, Vol:8 No. 1990, 208-223. https://journals.library.ualberta.ca/pandp/index.php/pandp/article/view/15142

Despret, V. (2021). Autobiographie d’un poulpe: et autres récits d’anticipation. Éditions Actes Sud.

Haraway, D. (2003). Manifeste des espèces compagnes. Flammarion

Haraway, D. J. (2016). Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene. Staying with the Trouble. Duke University Press. https://doi.org/10.1515/9780822373780

Krog, A. (2016). In the name of human rights: I say (how) you (should) speak (before I listen). Dans Qualitative inquiry and human rights (p. 125‑135). Routledge.

Meizel, K. (2020). Multivocality: Singing on the Borders of Identity. Oxford University Press.

Mizzi, R. (2010). Unraveling Researcher Subjectivity through Multivocality in Autoethnography. Journal of Research Practice, 6(1), M3.

Staunæs, D. et Søndergaard, D. M. (2008). Who is ready for the results? Reflections on the multivoicedness of useful research. International Journal of Qualitative Studies in Education, 21(1), 3‑18. https://doi.org/10.1080/09518390701768757

Iulia Nastase

SECTION : CRÉATION