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Le rôle de VKontakte dans les représentations du genre féminin en Russie

Les réseaux sociaux numériques (RSN) font désormais partie intégrante de notre mode de vie contemporain. Cependant, s’ils sont utiles dans certaines circonstances, ils jouent également un rôle actif dans l’exacerbation de problèmes sociaux, notamment dans la reproduction des inégalités de genre (Sivak & Smirnov, 2019). En effet, si les plateformes comme Facebook, Twitter ou Instagram permettent de connecter les individus à travers le globe, leurs fonctionnalités et architectures sont également dommageables et entretiennent certaines discriminations au sein des sociétés (Dupuis-Déri & Blais, 2015). 

Ce texte traitera de l’influence que peuvent avoir les RSN – notamment la plateforme Vkontakte (VK), un réseau social qui s’apparente à Facebook –, sur la consolidation des stéréotypes de genre dans la Fédération de Russie. Une attention particulière sera portée sur l’intensification des cyberviolences envers les femmes russes dans les dernières années sur cette même plateforme. 

L’identité féminine dans la Fédération de Russie

Dans un premier temps, il faut noter que les représentations des identités de genre dans le débat public ont grandement évoluées au cours des dernières décennies. Cela s’est révélé d’autant plus vrai en Russie, puisque ces évolutions sont survenues à une époque de renouveau identitaire entraîné par la perestroïka1 et la chute de l’Union soviétique. Initialement, ces profonds changements sociaux semblaient prédire une amélioration des conditions des femmes, mais les crises économique et politique qui ont suivi ont poussé le pays vers un retour aux valeurs patriarcales traditionnelles, qui s’est traduit par une identité basée sur une hypermasculinité (Wood, 2016). Cette « remasculinisation » de l’identité nationale, qui s’est consolidée sous la présidence de Vladimir Poutine, a pu être observée à travers les productions culturelles telles que les films, mais aussi dans les RSN alors émergents (Riabov & Riabova, 2014). La masculinité hégémonique, comprise comme une domination du masculin sur les normes de genre au sein d’une société, est donc devenue le trait déterminant dans la légitimation des politiques nationales en Russie (Riabov & Riabova, 2014; Wood, 2016). D’autre part, la construction négative de l’identité féminine a favorisé une augmentation des discours haineux et sexistes, en ligne comme hors ligne, envers les femmes russes depuis les dix dernières années (Roache, 2019).

Le RuNet

L’environnement numérique russe est dominé par des sites développés au pays. Selon plusieurs chercheuses et chercheurs russes, cette version nationalisée du cyberespace, communément appelé RuNet2 est devenue une matrice qui reproduit les rôles de genre dominants dans l'espace public (Cooley & Smith, 2013). Fondée à Saint-Pétersbourg, la plateforme VK en est un bon exemple. Largement plus utilisée en Russie que son homologue américain Facebook, ce réseau social opérationnalise les aspects traditionnels de la société russe à travers une série de fonctionnalités, notamment par l’absence d’autres options que « femme » ou « homme », ce qui enferme les utilisatrices et utilisateurs dans une conception binaire de l’identité de genre (Zhao et al., 2017). De plus, la plateforme favoriserait une autoprésentation des femmes russes de manière sexualisée par le biais de photos suggestives, alors que les hommes seraient plutôt portés à poser d'une manière qui se veut professionnelle, mettant ainsi l’accent sur leur rôle de pourvoyeur (Solovyeva & Logunova, 2018). Selon l’étude réalisée par Cooley et Smith, cette divergence serait beaucoup moins prononcée entre les photos de profil des femmes et des hommes américain·es sur Facebook (2013). Une autre étude sur VK réalisée par Sivak et Smirnov (2019) a démontré que les parents utilisant cette plateforme ont une propension à faire la promotion de leur fils plutôt que de leur fille. Leur analyse basée sur 62 millions de publications portant sur les enfants recense 20% plus de publications au sujet des garçons. Par ailleurs, les publications sur les garçons étaient aussi plus populaires, récoltant 1.5 fois plus de réactions que celles sur les filles. Ce déséquilibre peut envoyer le message que les filles sont moins importantes ou encore qu'elles méritent moins d'attention (Sivak et Smirnov, 2019). Dans un pays où il existe un déficit marqué en termes d’égalité entre les genres, ce préjugé invisible peut constituer un grave obstacle à l'égalité, et même mener à des manifestations beaucoup plus violentes de misogynie. 

Les violences en ligne

En 2019, la campagne #AllIsFineWithMe (#СоМнойВсеТак) a été lancée sur VK pour dénoncer les normes de beauté imposées aux femmes par la société russe. Cette initiative en ligne issue du mouvement social body positive (Reuters, 2019) découle des impossibles standards créés par les filtres de retouche d’image, tels que ceux qu’on retrouve sur la plateforme Instagram (Tiggemann & Zinoviev, 2019). Même si plusieurs campagnes de hashtags féministes ont pris place sur les plateformes numériques en Russie – #IamNotScaredToSpeak (#яНеБоюсьСказать), #ThisIsNotTheReasonToKill (#этонеповодубить), #IdidntWantToDie (#ЯнеХотелаУмерать) –, ces dernières sont restées assez marginales et ont rencontré beaucoup d’hostilité de la part d’autres utilisatrices et utilisateurs (Roache, 2019). En ce sens, le cas de Tatyana Strakhova, blâmée pour son propre assassinat en raison des photos qu’elle avait publiées sur les réseaux sociaux, frappe l’imaginaire (Denejkina, 2018). Cela témoigne du fait que, dans l’environnement du RuNet, la liberté d'expression des femmes se heurte à une forte opposition masculiniste et à une réaction misogyne intense qui prend souvent la forme d’un discours haineux (Cooley & Smith, 2013). Cette forme de violence envers les femmes est particulièrement présente sur les RSN qui, par leur fonctionnement, encouragent ce type d’interaction entre les utilisatrices et utilisateurs : 

Whereas such ever-increasing of the accessibility and use of social media spaces offers users with freedom and democratic paradigms to comment, opine and debate on social, economic and political agenda, it has also resulted to increasing forms of sexist hateful speech. In so doing social media spaces have also changed the nature of communication, as a result, sexists appear to locate their discriminative voices in the new online spaces unlike in the traditional outlets and mainstream forums (Elias & Gurbanova, 2018, p. 272).

Alors que plusieurs médias sociaux modèrent ce genre de contenu avec plus ou moins de succès, il n’y a pratiquement aucune mesure instaurée contre les discours haineux et sexistes sur VK. En addition, comme la majorité des utilisatrices et utilisateurs de la plateforme sont issu·es d’un contexte géographique et culturel similaire, il n’y a que très peu d’autocensure liée à la peur de la perception du public (Elias & Gurbanova, 2018). 

Un contexte aggravant

Une étude effectuée en Tanzanie a démontré que les versions les plus extrêmes de ces nouvelles formes de discours sexistes et haineux sont dirigées envers les femmes, en raison de la prévalence des normes patriarcales dans cette société (Elias & Gurbanova, 2018). Cette critique peut également s’appliquer au cas de la Russie, où ces mêmes normes sont véhiculées systématiquement par le Kremlin (Riabov & Riabova, 2014). Ce discours est également encouragé par la prévalence d’un langage masculinisé :

The male dominant language of the traditional media has made women the target of discrepant, discriminatory language, and hate speech from almost the very beginning. Such a discourse [sic] is reproduced in the social media environment through the comments made into the online media contents, and the tone of the hate speech is in fact increasing (Elias & Gurbanova, 2018).

Considérant les particularités linguistiques de la langue russe, qui qualifie le masculin comme étant le « sexe fort » (сильный пол), il n’est pas surprenant que les discours haineux et sexistes soient très présents dans un média principalement russophone. Le fait que les médias russes traditionnels diffusent activement des discours de haine contre les femmes et reproduisent les préjugés et les stéréotypes – comme l’objectification sexuelle – légitime les propos haineux à l’égard des femmes que peuvent avoir certain·es utilisatrices et utilisateurs des plateformes comme VK (Elias & Gurbanova, 2018). En l’absence d’un contre-discours efficace, dû en partie à l’homogénéité des publics, la plateforme devient un terrain favorable au maintien des systèmes d’oppression des femmes en Russie. 

À la lumière des informations établies plus haut, la question de l’utilité – et de l’utilisation – de VK dans le contexte des représentations de l’identité féminine en Russie demeure. Bien que certaines tentatives d’activisme discursif et de résistance féministe ont émergées sur la plateforme pour contester l’ordre patriarcal établit (Denejkina, 2018), celles-ci font face à un contexte sociopolitique hostile et à un média qui ne régule pas ou peu les contenus, tout en faisant la promotion des normes patriarcales par son architecture (Elias & Gurbanova, 2018).

Bibliographie

Cooley, S. C., & Smith, L. R. (2013). Presenting me ! An examination of self-presentation in US and Russian online social networks. Russian Journal of Communication, 5(2), 176‑190. https://doi.org/10.1080/19409419.2013.805671

Denejkina, A. (2018). In Russia, Feminist Memes Buy Jail Time, but Domestic Abuse Doesn’t. Foreign Policy. Consulté le 26 avril 2022, à l’adresse https://foreignpolicy.com/2018/11/15/in-russia-feminist-memes-buy-jail-time-but-domestic-abuse-doesnt/

Dupuis-Déri, F., & Blais, M. (2015). Le mouvement masculiniste au Québec : L’antiféminisme démasqué (Nouvelle édition). Les Éditions du Remue-ménage.

Elias, S., & Gurbanova, N. (2018, juillet). Relocating Gender Stereotypes Online : Critical Analysis of Sexist Hate Speech in Selected Social Media. International Conference on Language Phenomena in Multimodal Communication (KLUA 2018). https://doi.org/10.2991/klua-18.2018.40

Papacharissi, Z. (2014). Affective Publics : Sentiment, Technology, and Politics. Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/acprof:oso/9780199999736.001.0001

Reuters. (2019, octobre 4). #AllIsFineWithMe : Russian women fight strict beauty standards with body-positivity. The Guardian. https://www.theguardian.com/world/2019/oct/04/allisfinewithme-russian-women-fight-strict-beauty-standards-with-body-positivity

Riabov, O., & Riabova, T. (2014). The Remasculinization of Russia? Problems of Post-Communism, 61(2), 23‑35. https://doi.org/10.2753/PPC1075-8216610202

Roache, M. (2019, août 2). Russia’s Version of #MeToo Has Struggled to Take Off—Until Now. Time. https://time.com/5636107/metoo-russia-womens-rights/

Sivak, E., & Smirnov, I. (2019). Parents mention sons more often than daughters on social media. Proceedings of the National Academy of Sciences, 116(6), 2039‑2041. https://doi.org/10.1073/pnas.1804996116

Soldatov, A., & Borogan, I. (2017). The red web : The Kremlin’s wars on the internet. PublicAffairs.

Solovyeva, O., & Logunova, O. (2018, May). Self-Presentation Strategies Among Tinder Users: Gender Differences in Russia. In International Conference on Digital Transformation and Global Society (pp. 474-482). Springer, Cham.

Tiggemann, M., & Zinoviev, K. (2019). The effect of #enhancement-free Instagram images and hashtags on women’s body image. Body Image, 31, 131‑138. https://doi.org/10.1016/j.bodyim.2019.09.004 

Wood, E. A. (2016). Hypermasculinity as a Scenario of Power. International Feminist Journal of Politics, 18(3), 329‑350. https://doi.org/10.1080/14616742.2015.1125649 

Zhao, S., Shchekoturov, A. V., & Shchekoturova, S. D. (2017). Personal Profile Settings as Cultural Frames : Facebook Versus Vkontakte. Journal of Creative Communications, 12(3), 171‑184. https://doi.org/10.1177/0973258617722003

Sara Germain

SECTION : RECHERCHE