L’évaluation par nos pairs par ceux et celles qui nous gouvernent

     L’un des aspects qui me frappe le plus dans mon parcours universitaire est que la chose qui me semble la plus incontournable est paradoxalement celle qui est la moins discutée. 

Chaque fois que nous terminons une étude dans laquelle nous nous sommes donnés corps et âme, nous sentons bien1 que celle-ci doit être proposée dans une grande revue pour être véritablement consacrée, et donc, inévitablement, soumise à l’évaluation par les pairs. Or, si j’ai bien remarqué une chose lors des trois dernières années, c’est que l’évaluation par les pairs est un système dysfonctionnel. Non seulement dysfonctionnel, mais aussi humiliant, intimidant, conservateur et dogmatique. D’où la nécessité de sérieusement penser à comment nous pourrions « vivre sans » (Lordon, 2019) ce système. 

Mais revenons au début. Qu’est-ce qui ne va pas avec le fait de soumettre un article au jugement de deux de nos collègues ? Eh bien le premier problème est le suivant : nos collègues, ils et elles ne vont pas bien. Ils et elles sont débordé∙e∙s et souvent proches du burnout, et ça, il faudrait peut-être commencer à en tenir compte. La première chose que vous remarquez quand vous soumettez un texte à une revue, c’est d’abord le silence et l’inertie. Personne ne répond. Tout le monde s’en fout, de votre texte. Vous êtes un∙e étudiant∙e et vous soumettez un texte hors thème ? On s’en foutra encore plus.  

Face à cette inertie, j’ai finalement, il y a quelques semaines, interrompu le processus d’évaluation d’un de mes articles qui était en révision depuis maintenant deux ans. Je n’avais accès à aucun contact humain et tous les retours, impersonnels et extrêmement lents, se faisaient par le système informatique de la revue. J’ai fui. Si vous vous retrouvez dans ce bateau, fuyez-le aussi. Nous méritons mieux. 

Parfois, des revues sont plus efficaces et nous envoient finalement nos évaluations. Je m’attendais d’abord à recevoir des commentaires pédagogiques et utiles à mon avancement. J’étais naïf : on a au contraire voulu me briser. Un∙e évaluateur∙trice a déjà commencé son évaluation en déclarant tout bonnement que mon article n’était pas « scientifique ». Plus tard il ou elle déclarait que mon passage théorique était « indigeste. 3/10 ». Puis, à l’évaluation suivante, je reçois au contraire une sympathie manifeste. Ah peut-être qu’il me manque des données mais tout ceci n’est pas « rédhibitoire ». Écrire un mot compliqué c’est toujours bien aussi. 7/10. Qu’est-ce que je fais avec ça ? Silence radio de l’éditeur∙trice.

Mais le personnage le plus répandu n’est pas tant l’agressif que l’extrême centriste. Lui, il vous demandera de vous justifier. De tout justifier. Votre approche critique, théorique, méthodologique, épistémologique, etc. Oui, votre approche est originale, mais il n’est « pas sûr » que c’est vraiment adéquat. Sur un article proposant de travailler le concept d’aliénation, un évaluateur∙trice m’a plutôt proposé de travailler avec des concepts « méso » comme les formes de gestion managériales. Ça serait plus prudent, vous ne pensez pas ? 

Bien entendu, l’extrême-centriste vous rappellera l’importance de citer un grand maître que vous avez oublié. Comment pouvez-vous parler d’économie numérique sans citer Jean Tirole ? Après plus de 200 000 citations, peut-être qu’il ne s’en remettrait jamais de mon omission ?

Pardonnez-moi mon ton, mais la vérité est là : nous nous vautrons dans des litanies « d’avancement des connaissances » ou de « découverte scientifique », mais tout ceci est une imposture. L’évaluation par les pairs, plus souvent qu’autrement, est là pour nous ramener vers la norme. C’est un mécanisme disciplinaire. Cela explique pourquoi ceux et celles qui réussissent le plus à publier sont souvent ceux et celles qui ont internalisé la nécessité de flatter leur champ de recherche dans le sens du poil, de citer toutes les grandes figures sans exception, ou bien, encore pire, de s’intégrer dans un clan déjà établi, là où les articles s’écrivent à 5-6-7 personnes, le premier auteur étant un leader « charismatique » ayant déjà publié 50 fois le même article écrit légèrement différemment. Faut-il rappeler, par ailleurs, à quel point ces articles ont enrichi à coup de millions de dollars les grands éditeurs capitalistes qui possèdent les revues savantes ?

Mais tout n’est pas si noir, vous me direz. Les évaluateurs∙trices bienveillant∙e∙s existent. C’est vrai, il reste toujours quelques allié∙e∙s dans ce désert universitaire. Mais voilà, être un allié∙e, c’est prendre le temps et prendre soin. Deux qualités qui ne permettent pas de faire carrière dans l’académie actuelle. Tou∙te∙s les allié∙e∙s que j’ai croisé∙e∙s dans les couloirs de l’université, ceux et celles qui combattent les courants dominants, qui prennent le temps de rassurer leur étudiant∙e∙s, qui font toujours des recherches qui ont un impact dans leur communauté, eh bien ces gens sont épuisés à mourir. Le système n’est pas fait pour eux et elles. Être un allié∙e, c’est nager à contre-courant. Alors, pour se protéger, il vaut mieux devenir inerte. Ne plus répondre à toutes les demandes, ou sinon y répondre de manière détachée. À la longue, l’inerte se transforme en agressif. Quoi ? Cet étudiant propose un article sur l’idéologie sans citer Gramsci ? Quel petit con !

C’est cela, le monstre contre lequel nous nous débattons. Un monstre qui nous aspire, qui nous digère. Un monstre auquel il est coûteux de s’attaquer et bien confortable de s’attacher. Et tellement plus facile de tout simplement l’oublier, de ne pas en parler tout en envoyant nos étudiant∙e∙s s’y faire manger tout cru∙e∙s. 

Défaire l’évaluation par les pairs ? Ne plus publier ? Peut-être. Ce sont toutes des questions parfaitement légitimes. Mais encore une fois, comme disait Bourdieu (2008, p. 10-11) à propos des entrevues journalistiques, la grande question est plutôt celle des conditions de possibilité. Cette entrevue me permettra-t-elle vraiment de prendre le temps d’exposer mon point de vue de manière bienveillante ? Si non, si c’est du spectacle et de l’idéologie, alors non, n’y allons pas. La question qui s’offre à nous est la même pour nos revues scientifiques. En valent-elles la peine ? Souvent, non. Elles n’en valent pas le détour. 

Mais le problème est que, dans le système actuel, ignorer les grandes revues serait signer son arrêt de mort. Il faut donc repenser l’entièreté du parcours d’un chercheur ou d’une chercheuse en sciences sociales. 

Pourquoi ne pourrions-nous pas imaginer des doctorats effectués en commun, au sein d’un groupe de recherche tissé serré qui partage les mêmes intérêts ? Pourquoi ce groupe ne pourrait-il pas publier organiquement les résultats de ses travaux ? Pourquoi ce groupe de recherche ne pourrait-il pas s’allier dans une sorte de fédération des groupes lui étant semblables, et cette fédération supervisée l’originalité de ses projets de recherche ? Pourquoi les membres de ce groupe ne seraient-ils/elles pas rémunéré∙e∙s par ce que Friot (2012) nomme le salaire à vie, c’est-à-dire un revenu stable déconnecté de l’activité (Lordon, 2021) ? En conséquence, pourquoi les tâches les moins prestigieuses (transcrire un verbatim, analyser les données sur Nvivo) ne seraient-elles pas effectuées selon le principe du chacun∙e son tour ? Si ce groupe a besoin d’investir dans une technologie dispendieuse particulière, pourquoi ces grands investissements ne seraient-ils pas alloués par un système fédéral de caisses géré démocratiquement, et ces investissements soumis à certains principes incitatifs (les recherches qui favorisent les combats contre les changements climatiques, ou contre la pauvreté auraient, par exemple plus de chances d’être financés) ?

La critique de l’évaluation par les pairs nécessite donc une critique des rapports de force au sein de la recherche universitaire. Car l’expression « évaluation par les pairs » est elle-même trompeuse. En tant qu’étudiant∙e ou en tant que jeune chercheur∙cheuse, c’est rarement notre « pair » qui nous évalue, c’est au contraire quelqu’un∙e qui a plus de pouvoir que nous. Et ce pouvoir ne tolérera jamais notre insoumission.

Il faudra le changer. Sinon, c’est lui qui nous changera.

Bibliographie

Bourdieu, P. (2008). Sur la télévision. Raisons d’Agir.

Friot, B. (2012). L'enjeu du salaire. La Dispute.

Lordon, F. (2021). Figures du communisme. La Fabrique.

Lordon, F. (2019). Vivre sans?. Institutions, police, travail, argent... La Fabrique.

Samuel Lamoureux

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