Fans des études de fans

En tant que jeunes chercheuses, nous nous intéressons aux fans, ces publics passionnés et experts de certains films, séries ou encore livres qui ont marqué nos imaginaires collectifs. Alors, lorsque nous rencontrons nos pairs dans le milieu universitaire, nos sujets de recherche sont une bonne manière de déclencher une discussion. Pourtant, la conversation s’arrête souvent là, nous poussant à remettre en question la validité de nos recherches et leur utilité au sein et hors du milieu universitaire. Qui plus est, notre double posture de chercheuses et de fans, ou d’« aca-fans »1 (Jenkins, 1992), nous incite à nous comparer avec nos collègues, particulièrement dans un système où la performance prime. L’absence de valorisation des études de fans en communication, particulièrement dans le milieu scientifique francophone, est un poids parfois lourd à porter puisque nous sommes, à notre connaissance, les deux seules étudiantes d’universités québécoises francophones à actuellement étudier les fans et leurs communautés. C’est pourquoi nous nous demandons en quoi les études de fans2 sont utiles au sein de la communauté scientifique et dans de multiples sphères de la société.

Défendre la légitimité des études de fans

Le lien étroit qu’entretiennent les études de fans avec la culture populaire peut expliquer le manque de valorisation de ce champ. La culture populaire se définit par sa tension continue avec la culture dominante (Hall, 1981/2017), une tension qui s’illustre notamment dans la manière de conceptualiser la culture en sciences sociales. Après la Seconde Guerre mondiale, on voit apparaître des critiques concernant le déclin de la culture. L’école de Francfort, et notamment Adorno et Horkheimer (1944/2012), dénonce ainsi la standardisation des productions culturelles et l’aliénation des publics. En France, la sociologie de la culture s’appuie sur la notion de légitimité culturelle développée par Bourdieu (1979) pour mettre en avant la distinction sociale entre la culture savante et populaire, soit la culture légitime et non légitime. Dans les années 1960, ce sont les études culturelles britanniques qui approchent de manière critique des pratiques culturelles populaires et ouvrières, avant de s’exporter aux États-Unis dans les années 1980, qui seront le lieu d’origine des études de fans dans les années 1990. Leur pari est alors osé : déconstruire l’image de public aliéné et obsessionnel des fans pour les définir comme des publics actifs et ainsi des objets d’études pertinents et utiles.

Pour le chercheur et spécialiste de la culture participative, Jenkins (1992), les fans sont à la fois consommateur·trice·s d'œuvres médiatiques et producteur·trices·s de contenus inspirés de celles-ci. Ces individus performent donc constamment leur identité par leurs diverses pratiques. Parmi celles-ci se retrouvent par exemple la création vidéographique et textuelle (Hills, 2002) ou encore la mise en place d’archives en ligne (Booth, 2010). En ce sens, les fandoms, les communautés dans lesquelles les fans se regroupent afin d’exprimer leur amour pour une production culturelle et médiatique (Jenkins, 2006), seraient un « statut de performance » (Hills, 2002). C’est par leur participation à une panoplie d’activités que les fans se positionnent en tant que membres de cette communauté. Chez certain·e·s auteur·trice·s (notamment Jenkins, 2006), les fandoms sont même considérés comme des lieux d’émancipation et de résistance pour les individus, puisqu’ils s’y regroupent afin de faire face aux hégémonies médiatiques et culturelles (Bourdaa, 2021a). Les études des fans soulèvent ainsi des questions sur la construction des identités individuelles et collectives, sur notre rapport à la culture et à son appropriation. Néanmoins, les études de fans sont confrontées à de nombreuses critiques et difficultés qui entravent leur chemin vers la légitimité.

Surmonter les critiques

L’absence d’une tradition méthodologique qui serait propre aux études de fans est une des lacunes observables au sein de ce champ d’études. Tout comme Evans et Stasi (2014), nous constatons un problème quant aux discussions méthodologiques relatives aux études de fans, tant au niveau des approches privilégiées que des outils mobilisés. Dans la majorité des études publiées, la section « Méthode » est absente, donnant ainsi l’impression que les travaux sont de nature théorique et réflexive plutôt qu’empirique. La force des études de fans réside dans leur existence au cœur de terrains en ligne et hors ligne. Leur inclusion par une flexibilité (Evans et Stasi, 2014), voire d’un bricolage méthodologique, donne une richesse aux travaux produits dans notre champ d’études. Pourtant, les particularités méthodologiques liées à ces terrains multiples sont occultées dans la littérature, nourrissant l’illégitimité que certain·e·s associent aux études de fans. Le monde scientifique aurait pourtant des leçons à tirer de notre champ et son bricolage méthodologique, fortement inspiré par la posture d’aca-fan revendiquée par plusieurs chercheur·euse·s. La place que nous occupons au sein des communautés de fans que nous étudions nous donne un savoir expérientiel, facilitant la prise de contact avec des participant·e·s, tout en nous permettant de confronter l’idéal de la neutralité en recherche à l’aide d’une posture pleinement assumée. 

Les critiques à l’égard des études de fans sont aussi de nature conceptuelle. Les travaux pionniers dans ce champ, notamment ceux de Jenkins (1992, 2006), mettent en avant la dimension émancipatrice et résistante des fandoms et de leurs pratiques. Cette dimension est toutefois nuancée par des chercheur·se·s comme Hay et Couldry (2011) ou Sandvoss et al. (2017) qui critiquent son caractère trop utopiste. Nous appuyons ces critiques : bien que le fandom puisse être un espace de résistance et de subversion, les fans se situent aussi dans une situation paradoxale qui peut les amener simultanément à critiquer et défendre l’objet adoré (Scott et Click, 2018). Les relations entre les industries culturelles et médiatiques et les fans sont parfois même tumultueuses, voire conflictuelles, représentant des freins à une réelle appropriation des productions culturelles (Liebler, 2015). Néanmoins, malgré les contraintes imposées par ces industries, cela n’empêche pas les fans d’user de tactiques toujours plus diverses pour s’approprier les contenus qui les animent. Ce sont cet engagement et ces dynamiques de pouvoir qu’il convient de mettre en lumière.

La passion comme moteur de changement

Dans le contexte sociopolitique actuel, l’intérêt porté aux objets populaires dans les travaux en études de fans peut paraître abstrait, voire peu pertinent, dans une perspective sociale et politique. Pourtant, nous croyons important de souligner que l’étude des productions culturelles et de leur réception par les membres de divers fandoms permet de porter un regard critique sur nos sociétés. Nous intéresser aux fans, en tant que chercheuses, c’est rappeler leur nature avant tout politique (Le Guern, 2009). De la transgression des normes de genre dans les fanfictions (Cornillon et François, 2017) aux critiques des productions accusées de « queerbaiting3 » (Bourdaa, 2021b), les fans contestent les représentations genrées véhiculées au sein de la culture populaire. La passion qui les guide est ainsi un moteur d’union et de changement. Les fans remettent en cause les actions de nos industries culturelles et médiatiques, ainsi que les normes reproduites par notre société. Un exemple évocateur, à la fois visuellement et symboliquement, est celui de la Marche des femmes de Washington, en 2017, alors que des femmes brandissaient fièrement des affiches à l'effigie de Princesse Leia où nous pouvions lire les mots « A woman’s place is in the resistance4 » (Scott et Click, 2018). Ces personnages fictifs sont réappropriés dans l’espace public et utilisés comme des symboles militants. Les fandoms sont alors des lieux d’émergence de pratiques de résistance, mais aussi de pratiques créatives, sociales ou encore de médiation culturelle (Bourdaa, 2016) qui sont plus qu’un reflet de notre société : la relation des fans avec leur production préférée a des répercussions non seulement sur leur rapport à l’autre, mais aussi sur leur manière de voir et de comprendre le monde (Click et al., 2018). Les fans sont aussi des membres de nos sociétés et, considérant « qu’il n’y a d’accès à l’universel que par le particulier, et que cet universel n’est pas une totalité ultime » (Maigret, 2013, p. 161), leurs réactions permettent de nous pencher sur les mœurs et valeurs en place, au-delà des limites prescrites par un fandom donné.

En raison de la jeunesse de ce champ d’études, il reste autant de facettes de ces publics spécifiques à découvrir que d’avenues conceptuelles et méthodologiques à explorer. Avec l’apparition de la typologie des fans de Gray (2003), incluant aussi les anti-fans et les non-fans, les études de fans élargissent leurs horizons. Cette diversité des types de fans nous rappelle l’importance de diriger nos recherches vers des fans, fandoms ou pratiques encore peu étudiées. C’est le cas notamment des fandoms à forte participation de personnes noires qui se font encore rares en études de fans (Jenkins, 2015). De nouvelles recherches émergent également sur la dimension politique des pratiques de fans que l’on peut qualifier par exemple d’activisme de fans (Brough et Shresthova, 2012). Par conséquent, l’utilité des études de fans nous apparaît évidente en raison des connaissances produites et des questions qui leur restent à explorer.

Bibliographie

Adorno, T. W. et Horkheimer, M. (2012). Kulturindustrie. Allia. (Publication originale en 1944)

Booth, P. (2010). Digital Fandom: New Media Studies. Peter Lang Publishing.

Bourdaa, M. (2016). La promotion par les créations des fans. Raisons politiques, (62), 101‑113. http://dx.doi.org/10.3917/rai.062.0101

Bourdaa, M. (2019). Les fans, ces publics si spécifiques. Définition et méthodologie pour le chercheur. Belphégor. Littérature populaire et culture médiatique, (17, 1). http://dx.doi.org/10.4000/belphegor.1701

Bourdaa, M. (2021a). Les fans : publics actifs et engagés. C&F éditions.

Bourdaa, M. (2021b). « #Clexa love is not a fight » : queerbaiting, pratiques toxiques et activisme dans la communauté des fans de #Clexa. tic&société, (Vol. 15, N° 1 | 1er semestre 2021), 209‑227. http://dx.doi.org/10.4000/ticetsociete.6134

Bourdieu, P. (2016). La distinction: critique sociale du jugement. Minuit. (Publication originale en 1979)

Brough, M. M. et Shresthova, S. (2012). Fandom meets activism: Rethinking civic and political participation. Transformative Works & Cultures, 10.

Cornillon, C. et François, S. (2017). Transgresser ou renforcer les stéréotypes de genre? Les créations de fans aux prises avec leurs conventions dans le fandom de Supernatural. Téraèdre.

Click, M. A., Gray, J., Mittell, J. et Scott, S. (2018). Futures of Fan Studies: A Conversation. Dans M. A. Click et S. Scott (dir.), The Routledge Companion to Media Fandom (p. 437‑450). Routledge.

Evans, A. et Stasi, M. (2014). Desperately seeking methods: new directions in fan studies research. Participations, 11(2), 4‑23.

Gray, J. (2003). New Audiences, New Textualities: Anti-Fans and Non-Fans. International Journal of Cultural Studies, 6(1), 64‑81. http://dx.doi.org/10.1177/1367877903006001004

Hall, S. (2017). Notes sur la déconstruction du « populaire ». Dans Identités et cultures : politiques des cultural studies (p. 187‑196). Éditions Amsterdam. (Publication originale en 1981)

Hay, J. et Couldry, N. (2011). Rethinking Convergence/Culture: An introduction. Cultural Studies, 25(4‑5), 473‑486. https://doi.org/10.1080/09502386.2011.600527

Hills, M. (2002). Fan Cultures. Routledge.

Jenkins, H. (1992). Textual poachers: television fans & participatory culture. Routledge.

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Le Guern, P. (2009). « No matter what they do, they can never let you down... »: Entre esthétique et politique : sociologie des fans, un bilan critique. Réseaux, n° 153(1), 19. https://doi.org/10.3917/res.153.0019

Liebler, R. (2015). Copyright and Ownership of Fan Created Works: Fanfiction and Beyond. Dans M. David et D. Halbert, The SAGE Handbook of Intellectual Property (p. 391‑403). SAGE Publications Ltd. 

Maigret, É. (2013). Ce que les cultural studies font aux savoirs disciplinaires: Paradigmes disciplinaires, savoirs situés et prolifération des studies. Questions de communication, (24), 145‑167. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.8684

Sandvoss, C., Gray, J. et Harrington, C. L. (2017). Introduction: Why Still Study Fans? Dans Fandom: Identities and Communities in a Mediated World (2e édition) (p. 8‑34). New York University Press.

Scott, S. et Click, M. A. (2018). Introduction. Dans M. A. Click et S. Scott (dir.), The Routledge Companion to Media Fandom (p. 1‑6). Routledge.

Camille Nicol et Dominique Gagnon

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