Bataille, ou la ténèbre lumineuse. Notes sur La Limite de l'utile.

1.

Et c’est du fond du pire des gouffres que jaillit soudain l’improbable lueur.
François Cusset, L’évènement herméneutique

Surtout connu pour ses récits érotiques, Georges Bataille (1897-1962) fut également – et parfois simultanément – philosophe, anthropologue et économiste. Écrit durant la Seconde Guerre mondiale, son texte La Limite de l’utile témoigne exemplairement de l’hétérogénéité de sa pensée – hétérogénéité qui n’est pourtant pas synonyme d’incohérence. En effet, si Bataille y discute de phénomènes apparemment aussi dissemblables que le soleil, le potlatch et le rire, il le fait en ayant en tête un seul objectif, celui de dépasser (aufheben) l’idée selon laquelle « ce qui ne sert à rien […] est vil, dénué de valeur » (1976, p. 191). Le résultat de cette entreprise « archipélique » (Glissant 1997, p. 31) – entreprise dont je tâcherai de présenter ici la logique d’ensemble – tient du reste en une formule aussi lapidaire que définitive : « [j]e suis de ceux qui vouent les hommes (sic) à d’autres choses qu’à la production sans cesse accrue » (Bataille 1976, p. 263).

2.

Il n’est pas donné à quiconque d’aborder les extrêmes, soit dans un sens, soit dans un autre.
Isidore Ducasse, Poésies I

La Limite de l’utile comporte sept chapitres, d’une dizaine de pages chacun. Le premier étudie la nature du lien qui unit l’être humain et le cosmos, et s’ouvre sur une citation de Kierkegaard qui évoque « [l]a folie de l’homme (sic) conscient à tout instant que la Terre tourne » (Bataille 1976, p. 183). Pour Bataille, la chose est entendue : il ne peut y avoir de connaissance vraie de l’Univers – c’est-à-dire de « science […] de la Galaxie » (1976, p. 186) – qu’au prix d’une vertigineuse angoisse. Car, avance-t-il, l’humain est un être qui se considère comme autonome, et qui, pour cette raison, préfère l’« immobilité illusoire » du sol terrestre à l’« ivresse du ciel » (1976, p. 187). Or, cette « méconnaissance, ajoute Bataille, est accrue si le principe d’utilité l’emporte sur les autres » (1976, p. 191), puisque ce principe – qui postule la primauté du fonctionnel et de l’efficacité – tend à exclure tout ce qui n’est pas immédiatement avantageux. D’emblée, Bataille estime que c’est uniquement en abandonnant la « morale utilitaire » (1976, p. 191) que l’être humain se donne véritablement les moyens de connaître sa place dans l’Univers. Le second chapitre prolonge cette intuition, quoique de façon plus équivoque. De fait, ce chapitre traite du sacrifice chez les Aztèques ; de son fonctionnement pratique d’une part, de ses visées politique et divinatoire de l’autre. L’analyse qu’en propose Bataille emprunte en partie à celle des sociologues de son temps, qui y voyaient avant tout un moyen de réaliser l’« unité communielle des groupes » (1976, p. 264). Cela étant, Bataille considère cette analyse incomplète, dans la mesure où elle « rend [uniquement] compte des effets du sacrifice » (1976, p. 264) et ne dit rien de ses causes. À son avis, pourtant, ce sont les causes du sacrifice qui en dissimulent tout le mystère : ce sont elles, écrit-il, qui permettent de saisir qu’une telle « action […] a pour fin [une] gloire […] qu’on ne peut enfermer toute entière dans l’utilité » (1976, p. 193). Seulement, pour appréhender les causes du sacrifice – pour en pénétrer l’origine déchosifiante1, donc –, il faut accepter de rompre avec une pensée trop étroitement rationnelle. C’est-à-dire avec une pensée qui « a tendance à réduire l’activité humaine à la production et à la conservation de biens » (Bataille 1976, p. 201).

Le troisième chapitre s’attache à l’étude du mode de production capitaliste. Là encore, l’idée de Bataille est de mettre en exergue la dimension voilée d’un phénomène généralement tenu pour évident. Ce qui l’intéresse, en effet, ce sont moins les grands « jeux de l’économie » (Bataille 1976, p. 237) que les menus tremblements qu’elle camoufle. Aussi, plutôt que de « fixer les causes » matérielles du capital, Bataille s’emploie à « en montrer le sens » (1976, p. 215), à en exhumer les ressorts spirituels. Or ce qu’il constate, c’est que l’« esprit du capital [der Geist des Kaspitalismus] » (1976, p. 215) a finalement assez peu changé au fil des siècles, et ce, malgré l’évolution de ses avatars. Qu’il se fasse grand capitaine d’industrie ou simple commerçant, cet esprit est mû par un seul principe – le principe du « développement indéfini » (Bataille 1976, p. 216) –, lequel suppose que la rentabilité doit présider à tout acte de consommation. Et c’est pourquoi, écrit Bataille, le capitalisme s’oppose à la fête – c’est-à-dire à toute forme de « dépense improductive » (1976, p. 195) –, qu’il considère au mieux comme un gaspillage, au pire comme une menace. Les quatrième et cinquième chapitres sont respectivement consacrés à la vie et à la mort. Toutes deux, avance Bataille, obéissent à une même règle, celle de la dépense, qu’il définit ici2 comme un mouvement de pure perte, de complet abandon. Cette règle, avance-t-il, explique l’incompatibilité de principe – et de fait – qui existe entre le capitalisme d’un côté et la vie et la mort de l’autre. Puisque si le premier cherche avant tout à créer de la valeur, et s’efforce donc de limiter tout écart en matière de dépenses, les secondes, elles, étant soumises à une logique autrement prodigue, n’hésitent jamais à verser dans la dilapidation la plus complète. « Le cours des choses humaines, résume Bataille, […] est l’alternance du dénuement et de l’excès » (1976, p. 247).

Le sixième chapitre a pour objet la guerre. S’appuyant sur Ernst Jünger, Bataille affirme que l’expérience guerrière – l’expérience d’une tranchée, par exemple – rejoint celles « du sacrifice rituel et de la vie mystique » (1976, p. 251), notamment lorsqu’elle se fait attente et piétinement. Dans les deux cas, écrit-il, « c’est le même jeu d’“extases” et de “terreurs” » (1976, p. 251), la même effervescence intérieure. On aurait donc tort, avance Bataille, de concevoir la guerre en termes de pure efficacité. Car si cette efficacité est bel et bien recherchée par certains – les chefs –, elle sera redoutée par beaucoup d’autres – les militaires du rang et les sous-officiers –, chez qui elle évoque souffrances et renoncements. Le septième et dernier chapitre revient plus clairement sur l’acte du sacrifice et montre en quoi ce dernier, par-delà son apparente irrationalité, innerve jusqu’aux phénomènes les plus raisonnables, ceux-là mêmes qui passent d’ordinaire pour indifférents à toute passion ou à tout excès. C’est le cas de la conscience morale (Gewissen), suggère Bataille, quand elle prend la forme d’« un clan, [d’]une cité ou [d’]État » (1976, p. 265). Sous cette forme « collective », la conscience morale maintient ensemble des entités qui sont « toujours [en] mouvement, [en] activité » (1976, p. 265), ce qui l’oblige parfois à outrepasser sa réserve habituelle et à recourir à des formes ritualisées de dépense ; ainsi d’une manifestation sportive, d’un carnaval ou d’un banquet. Bataille estime par ailleurs que le rire – le rire dans ce qu’il a d’« automatique », d’« incontrôlable » (1976, p. 278) – a trait, lui aussi, avec l’acte du sacrifice. D’abord parce qu’il est mouvement d’ouverture sur le monde, ensuite parce qu’il est « communication », c’est-à-dire « levée [Aufhebung] de toute angoisse » (1976, p. 279). En somme, et cela vaut pour le rire, mais aussi pour tous les phénomènes qui s’apparentent au sacrifice, tout jugement quant à l’utilité ne peut être que partiel ou erroné s’il repose sur une conception strictement comptable de l’avantageux et du souhaitable.

3.

Mais, s’ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je?
Exode 3.13

Si, au terme du parcours que propose La Limite de l’utile, on peut avoir le sentiment que Bataille récuse toute vertu à l’utilité, il faut cependant garder à l’esprit que son ambition est avant tout de questionner un mode d’accès aux choses, et non de statuer sur les qualités de ces choses. De fait, il y a dans le geste de Bataille une dimension résolument apophatique, puisqu’il s’emploie à approcher négativement son objet d’étude. On peut certainement évoquer diverses raisons afin d’expliquer ce parti pris interprétatif, au demeurant essentiel à l’œuvre bataillienne (Cloutier 2009) ; cela dit, je crois que la raison principale réside ici dans le terme « utile » lui-même. Car, bien qu’on lui attribue un grand nombre de définitions, on a souvent du mal à établir son extension. Surtout, et c’est en cela que le geste négatif de Bataille est porteur, on a quelquefois l’impression que le terme « utile » – comme beaucoup de concepts philosophiques (Nietzsche 1975 [1896]), du reste – dissimule plus de choses qu’il n’en révèle, tant les réalités auxquelles il renvoie sont multiples et distinctes. Or, ce sont les particularités qui caractérisent ces réalités qui tendent à être escamotées au profit de vagues similitudes. Aussi, en tâchant d’esquisser les contours du terme « utile » – en s’efforçant de le saisir négativement –, Bataille cherche à recouvrer et à rendre justice à ce qui est d’ordinaire étouffé par l’action de ce terme. Bref, il s’agit pour lui de frayer une voie vers ce qui résiste à l’utilité, vers ce qui relève de l’impondérable.

Bibliographie

Bataille, G. (1970). [1933]. La notion dépense. Dans Œuvre complètes, I. (p. 302-320). Gallimard.

Bataille, G. (1970). [1933]. La notion dépense. Dans Œuvre complètes, I. (p. 302-320). Gallimard.

Bataille, G. (1976). [1949]. La Part maudite. Dans Œuvre complètes, VII. (p. 17-179). Gallimard.

Bataille, G. (1976). La Limite de l’utile. Dans Œuvre complètes, VII. (p. 181-280). Gallimard.

Cloutier, M. (2009). Accepter de se perdre pour être sauvé : excéder le désir du salut pour en ouvrir le jeu. Dans F. Nault et M. Cloutier (dir.), Georges Bataille, interdisciplinaire. Autour de la Somme athéologique (p. 17-32). Triptyque

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Glissant, E. (1997). Traité du Tout-Monde. Poétique, IV. Gallimard.

Nietzsche, F. (1975). [1896]. Vérité et mensonge au sens extra-moral. Dans Œuvres philosophiques complètes. Écrits posthumes 1870-1873 (p.275-290). (traduit par Michel Haar et Marc B. de Launay). Gallimard.

Antoine Deslauriers

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