Articuler expérience et savoir : où sont les émotions dans l’institution universitaire ?

Nous enregistrons la perte de connexion dans nos corps et nos émotions, et nos vies en ressortent empreintes de traumatisme et de tragédie.
Carol Gilligan

La tradition scientifique occidentale, héritière des Lumières et du courant positiviste, a prétendu neutraliser les émotions et les valeurs des chercheuses et des chercheurs dans la poursuite d’une objectivité scientifique. Pensées à partir d’une vision patriarcale du monde, les émotions ont été, et sont encore, mises en opposition à la raison. Pourtant ces dernières doivent être prises en compte collectivement dans la sphère politique et publique, ainsi que dans les processus de construction et de valorisation des savoirs à l’université. Je me questionne ici sur les perceptions actuelles des émotions dans les processus de la recherche et de l’enseignement. Quels arguments avons-nous encore à développer pour les positionner comme des formes légitimes de création de savoirs? Comment rendre compte des émotions en tant qu’actions corporelles nécessaires pour penser autrement nos parcours académiques?

La conception de la recherche qui place la raison en opposition - et traditionnellement au-dessus - des émotions soutient qu’étant non rationnelles, donc suspectes, les émotions sont une non-source de connaissance. Pourtant, tel que le suggère la philosophe féministe Alison Jaggar 1, le concept même des émotions émerge d’une invention socio-historique. Elle soutient cette thèse en soulignant que certaines cultures identifient des émotions non reconnaissables en occident. Autrement dit, le concept d’émotion est occidentalo-centré. Jaggar soutient que l’expérience d’une émotion n’est pas biologique; elle est construite à partir de notre contexte social et elle s’ajuste, se transforme selon certaines circonstances. De plus, étant donné que les concepts et le langage délimitent nos émotions, elles ne peuvent prétendre être universelles. Les émotions doivent être comprises comme des pratiques sociales et culturelles qui reflètent une évaluation et une observation du monde qui nous entoure. Reconnaître ces dimensions rend possible une explication moins idéologiquement biaisée de la façon dont les connaissances sont construites.

Parallèlement, certains courants féministes évoquent le statut politique des émotions, en les présentant comme une source valide de connaissance. La chercheuse Sara Ahmed 2 s’attache à déconstruire à la fois les processus qui visent à discréditer les émotions et ceux qui visent à essentialiser les femmes en précisant que les émotions leurs sont associées puisque ces dernières ont été socio-historiquement représentées comme « plus proches » de la nature. Cette association a pour conséquence de prétendre que les femmes n’ont pas accès à la raison et aux possibilités de transcender le corps par la pensée, la volonté et le jugement. Elle précise que la subordination des émotions se fait parallèlement à la subordination du féminin et du corps. La dichotomie raison / émotion reconduit une hiérarchisation au sein même des émotions entre celles qui nous élèvent et celles, considérées féminines, qui exposent des faiblesses.

elle : joie, amour, affection, tristesse, peur, détresse, jalousie, culpabilité
lui : détermination, autonomie, fierté, colère, mépris, dégoût, sérénité
elleux : classifier, c’est hiérarchiser

Qui plus est, ces émotions doivent être contrôlées et apparaître exclusivement dans les moments où elles sont appropriées et attendues, idéalement dans la sphère privée, loin du politique. Ahmed critique l’invisibilisation et l’absence des émotions dans l’espace public, ainsi que dans les structures sociales qui nient l’intensité et la nécessité des émotions comme des pratiques sociales et culturelles. Elle remarque que les féministes qui s'élèvent contre une forme de « vérité » établie sont souvent qualifiées d'émotives puisque ces dernières dérogent de la norme en démontrant une forme d'irrationalité qui effacerait la faculté de jugement. Pourtant, l’expérience émotionnelle qui traverse les individus est une réponse immédiate, une action du corps, qui leur permet de déterminer ce qui ne fonctionne pas, ce qui crée du sens ou non. Cela fait écho avec la proposition de Jaggar, pour qui « accepter le caractère indispensable des émotions à la connaissance ne signifie ni plus ni moins que les émotions discordantes doivent être prises en compte sérieusement et respectueusement plutôt que condamnées, ignorées, écartées ou supprimées »3. À cela Ahmed ajoute qu’il en va également de soi pour les émotions liées à des manifestations positives. Elles peuvent être des moyens par lesquels nous nous engageons activement et par lesquelles nous construisons le monde. Ainsi, les émotions comme la colère ou la tristesse sont aussi pertinentes et porteuses d’émancipation que celles liées à la joie, la gratitude ou encore la fierté.

LES ÉMOTIONS SONT UNE FORME D’ACTION : ELLES NE SONT PAS PASSIVES.

Dans ce contexte, Jaggar considère que le mythe de la recherche impartiale, c’est-à-dire une recherche prétendument neutre, est classiste, raciste et particulièrement masculiniste 4. En outre, c’est bien parce que les émotions permettent de déterminer ce qui ne va pas ou ce qui doit être transformé qu’elles doivent être considérées comme des éléments pertinents, notamment dans les lieux de légitimation des savoirs. Elles sont d’autant plus indispensables qu’elles font partie du monde corporel : elles sont exprimées à partir du corps, elles se logent au cœur de nos poitrines et explosent par nos pores. Les « émotions sont collantes (sticky) », pour reprendre l’expression d’Ahmed 5. Nous pouvons les percevoir, pour ainsi dire les toucher, lorsque nous entrons dans une nouvelle pièce et que l’atmosphère change, quand nous engageons une conversation animée, dans le croisement d’un regard inquiet. Les émotions se transmettent, elles communiquent.

Liste non exhaustive d'espaces universitaires dans lesquels les émotions doivent être désormais considérées :
- les séminaires
- les colloques
- les groupes de recherche
- les assemblées générales
- les cours
- les 5 à 7
- les corridors
- les zooms
- les rencontres avec notre direction
- le terrain de recherche

La prise en considération des émotions participe finalement d’une stratégie politique. Les savoirs qui en émergent supposent que les enjeux féministes ne sont pas des « problèmes de femmes » mais des théories, méthodologies, politiques légitimes et valides 6. Les différents récits, voix et expériences qui transcendent les émotions rendent légitime et accessible un récit humain dans lequel les voix inaudibles peuvent être non seulement entendues, mais écoutées. Quelles places pour ces savoirs, souvent subversifs, dans l’institution universitaire? La professeure et militante afroféministe bell hooks 7 constate que les émotions sont prohibées dans le milieu universitaire, notamment pour les femmes qui subissent une pression plus grande à être prise au sérieux et qui doivent performer davantage leur rationalité. Elle questionne notamment le manque de formations pour les professeures et professeurs à manier et à saisir les émotions dans les cours, alors que plusieurs thématiques obligent à une certaine sensibilité. Dans Apprendre à transgresser, hooks encourage la mise en valeur de la « passion de l’expérience » qui comprend « beaucoup d’émotions différentes » et qui se caractérise par « un moyen de savoir qui est souvent exprimé par le corps, ce qu’il sait, ce qu’il y a été écrit par l’expérience » 8. Elle propose de valoriser l’expérience dans les savoirs et les enseignements, non comme une fin en soi qui serait par principe plus utile pour accéder à la connaissance, mais comme un « pouvoir de l’expérience » à partir duquel il est possible de créer des analyses ou d’élaborer des théories. Bref, de comprendre le monde par le biais de la complexité des expériences et des émotions.

Les recherches féministes intègrent d’ores et déjà les expériences personnelles et les émotions des chercheuses, comme dimensions critiques de la recherche. Cette façon de faire doit être valorisée et célébrée! Doit-on rappeler que les recherches féministes sont plus que nécessaires : elles sont utiles comme stratégie de survie à l’androcentrisme et au colonialisme ambiants de l’université 9. La dimension - trop peu abordée - de l’intelligence émotionnelle doit dès maintenant être valorisée dans le cadre des cours et tout au long de nos processus de recherche. Désormais, créons des recherches utiles et vivantes, sillonnées par nos expériences passées et nos émotions présentes.

Étymologiquement, le mot « émotion » provient de « mouvement ou trouble ».
Il est le dérivé d’émouvoir.
Le terme « émotion » exprime aussi le mouvement des corps lors d’une guerre.
Il s’ancre dans l’action.
À la fois mouvement social et individuel, les émotions traversent nos expériences.
Elles nomment ce qui nous lie et créent ce qui nous relie.

Bibliographie

Ahmed, Sara. (2014). The Cultural Politics of Emotion (2e éd.). Edinburgh University Press.

hooks, bell. (2010). Crying time. Dans Teaching Critical Thinking: practical wisdom (p. 77-84). Routledge.

hooks, bell. (2019). Apprendre à transgresser : L’éducation comme pratique de la liberté. M Éditeur et éditions Syllepse.

Gilligan, Carol. (2013). Résister à l’injustice : une éthique féministe du care. Dans P. Paperman, et P. Molinier, Pascal. (dir.). Contre l’indifférence des privilégiés. À quoi sert le care (p. 35-67). Payot.

Harding, Sandra. (dir.). (2004). The Feminist Standpoint Theory Reader: Intellectual and Political Controversies (p. 1-15). Routledge.

Jaggar, M. Alison. (1989). Love and Knowledge: Emotion in Feminist Epistemology. Inquiry (p. 151-176). 32(2).

Ollivier, Michèle. et Tremblay, Manon. (2000). Quelques principes de la recherche féministe. Dans Questionnements féministes et méthodologie de la recherche (p. 19-57). L’Harmattan

Valérie Paquet

SECTION : RECHERCHE