Télescopages

La tête dans les étoiles

La fée, grâce à laquelle on peut disposer d’un vœu existe pour chacun. Mais peu nombreux sont ceux qui savent se souvenir du vœu qu’ils ont prononcé; peu nombreux pour cela ceux qui, plus tard dans leur vie, en reconnaissent l’accomplissement.

— Walter Benjamin, Enfance berlinoise 1(82)

Longtemps, j’ai voulu être astronaute. Lorsque nous étions enfants, à chaque année pour l’anniversaire de mon grand frère, nous plantions nos tentes dans le jardin de notre maison de campagne pour admirer la pluie d’étoiles filantes des Perséides. Minuscule face à l’infini de l’univers, je faisais l’expérience de ma propre finitude — délicieuse et terrifiante vacuité de mon existence. S’enquérir de cette sublime expérience, je me disais que ce devait être ça le métier d’astronaute. À chaque année pour mon anniversaire, je recevais comme il se doit une multitude de babioles reliées au thème de l’espace — une boite à lunch galaxie, une affiche de Julie Payette, une peluche extraterrestre, un globe terrestre gonflable, des planètes autocollantes phosphorescentes. Dans l’univers des adultes, mon émerveillement céleste se traduisait en quelques marchandises.

En ville, on ne voit pas les étoiles. Dans ma chambre montréalaise, que je partageais avec ma petite sœur, j’avais décoré le plafond des planètes autocollantes phosphorescentes. Ça ne valait pas le ciel de notre campagne. Mais, à tous les soirs au coucher, difficile de trouver le sommeil. Les astres plastifiés me ramenaient à nos étés sous le ciel étoilé. La terrible immensité de l’univers que représentaient mes humbles autocollants me poussait à des interrogations qui me gardaient éveillée : « Est-ce que l’univers a lui aussi un anniversaire ? Il y avait quoi avant… avant la naissance de l’univers ? Rien ? C’est quoi le rien ? Est-ce que ça existe le rien ? Ça veut dire quoi exister ? Est-ce que tu peux exister si tu n’es rien ? »

Un soir, alors que l’angoisse de mes questionnements me devenait insupportable, je me dis qu’il était grand temps de faire disparaître ces troublantes planètes. Après tout, à l’école, j’apprenais les questions qu’il est utile de se poser. Ces questions ont des réponses. L’enchantement avec lequel les astres m’entrainaient vers l’insondable se substituait par quelques lois. Mais alors que je m’apprêtais à retirer Neptune de mon plafond, je m’arrêtai. « Et si, en arrachant ma copie du système solaire, je perturbais la réelle harmonie cosmique ? Comment m’est-il possible de savoir que rien ne bousculera l’ordre du monde si je retire ces planètes autocollantes phosphorescentes de mon plafond ? »

Je n’ai jamais retiré les planètes du plafond de mon enfance. Longtemps, j’ai voulu être astronaute. Aujourd’hui, je sais que je voulais être philosophe.

Les choses sérieuses

L’architecte introverti de la pensée vit dans la lune que les techniciens extravertis sont en train de confisquer.

— Theodor W. Adorno, Dialectique Négative 2(12)

Face au spectacle grandiose de l’univers, je faisais l’expérience du sublime — un état de plénitude et de vide coïncidant avec l’imprévisibilité d’un monde qui laisse encore tout à faire. Cette expérience esthétique tient à la fois d’une rencontre et d’une épreuve, d’une légèreté et d’une terreur. Elle dévoile le signe de la vie émergente en même temps que la possibilité de la puissance créatrice toujours innocente au drame qui l’éprouvera. Les grandes personnes me conseillèrent de laisser de côté mes déambulations enfantines pour m’intéresser à quelque chose de plus sérieux.

Les « techniciens extravertis »2(12) du système scolaire emprisonnent la vivacité du monde pour le rendre pleinement saisissable, au point d’en oublier l’ineffable — oublier ce qui ne peut être dit dans les conditions actuelles, oublier ce qui reste encore toujours à dire. Ils dissimulent le mystère pour prescrire les règles d’un savoir organisé selon des principes absolus — plutôt qu'absolument ambigus. Le monde peut ainsi faire « l’objet d’un calcul »3(29) dont la rigidité annule l’autonomie de la pensée. Le fait de penser leur apparaît comme « un mal nécessaire qu’ils tendent de plus en plus à discréditer. La pensée perd son moment d’autonomie […] ; à savoir ce qui en elle ne s’épuise pas dans la réflexion d’un donné auquel elle se mesure »4(16). L’ambiguïté, la complexité, la confusion, la contradiction de l’expérience cèdent leur place à la standardisation du réel. Les mêmes équations s’appliquent à l’échange des marchandises et des connaissances, à la performance économique et à la productivité des écoles.

Les principes de l’utilité marchande se transposent ainsi aisément au domaine de l’éducation. Face à la Chambre de commerce du Montréal Métropolitain, l’ancien ministre de l’Éducation et actuel premier ministre du Québec faisait mine de s’interroger : « Je souhaiterais aborder avec vous [gens d'affaires] une question fondamentale pour notre société : est-ce qu'on peut utiliser les mots ‘performance’ et ‘efficacité’ quand on parle d'éducation ? »5 Les jeunes veulent se faire « la belle vie […] À un moment donné, on va mal se réveiller. […] Va falloir améliorer notre productivité. Va falloir faire des efforts »6. Les jeunes demandent la lune. La belle vie, ce n’est pas sérieux.

Ce qui est sérieux, non, « fondamental » pour notre société, c’est la performance et l’efficacité. L’éducation n’a plus valeur que de moyen de transmission de compétences utiles — à savoir faciles de mettre à profit, destinées à correspondre aux attentes du marché. À travers ces œillères, le loisir de penser « est ressent[i] comme un bagage superflu empêchant l’acquisition de connaissances utiles, soit à la préparation de disciplines principales — où [il] est un facteur de retard —, soit à l’acquisition d’un savoir professionnel »7(43). Pas le temps de niaiser. Va falloir faire des efforts. Va falloir se réveiller.

La manifestation enfantine

Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications…

— Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince 8(12)

À l’école, la cloche sonne le début des leçons, la course aux récréations et les nécessaires soulagements. Dans ma classe, en dehors des grandes permissions, il fallait payer d’un bâtonnet de bois chaque visite aux cabinets d’apaisement. Trois bâtonnets nous étaient gracieusement offerts chaque début de semaine. Dans la cour de récréation, les élèves passés maîtres dans l’art de la continence faisaient commerce de leur avantage, troquant leurs bâtonnets contre quelques collations. Je n’étais pas l’une de ces élèves. Arrivait mercredi et je n’avais plus de bâtonnets. À maintes reprises, j’ai tenté de faire céder l’enseignante. C’était oublier qu’à l’école, il est interdit de questionner ce qui cloche. Mon corps ralentit l’usine du savoir. Un jour, en guise de protestation, j’ai fait pipi sur ma chaise en plastique.

L’école dévalorise mon coup d’éclat. Elle transforme mes remises en question en caprices puérils. Mais ma « naïveté est non-naïve »2(139) car lorsque je proteste, je conteste. Je nie ce qui semble aller de soi, et j’en prouve la fragilité. Je récuse l’évidence, et je deviens malgré moi prophète de l’ambiguïté perdue. Je deviens l’organe du réel qui souhaite reprendre ses droits. Il scande sa présence et rappelle à ceux qui l’ignorent qu’il ne se laisse pas si aisément saisir.

Face aux formes durcies que l’école impose, la naïveté devient le levier de la prise de conscience critique et la seule résistance toujours accessible à l’enfant dans un monde qui ne lui appartient pas. Elle permet une « relation immédiate » aux objets — à savoir un rapport qui ne se laisse pas réduire à une expérience absolument déchiffrée — et peut « être intensifiée jusqu’à devenir conscience critique, en vertu de son potentiel en matière de scepticisme, d’humour et d’ironie : des qualités qui prospèrent au sein de ce qui n’est pas totalement domestiqué »9(196)).

Ici, elle révèle l’ossature d’un système entièrement dédié à l’utile. Ce qui fait de la protestation naïve une promesse de libération est qu’elle perturbe le monopole de l’utilité ; elle nomme ce qui était ignoré, enfoui, dissimulé, car insuffisamment digne de l’entreprise d’optimisation engagée par le système scolaire. Ce que les normes établies ne sanctionnent pas se révèle ainsi précisément comme ce dont nous avons besoin.

Il revient donc aux grandes personnes de rester fidèles à l’enfant, de trouver la porte de sortie dans le non-assimiler, d’accorder une certaine priorité à ce qui n’a pas de place évidente dans le cadre établi. Faire de la philosophie avec les enfants, c’est reconnaître la valeur de l’inutile et célébrer sa qualité d’inutile. C’est permettre à l’enfant de jouir d’une vie aventureuse devant le mystère à jamais insoluble. C’est l’exposer aux paradoxes de la vie. C’est réinjecter une part d’énigme, de doute et d’ambiguïté là où l’on prétend faussement « être libéré de la peur quand il n’y a plus rien d’inconnu »3(40).

LÉA C. BRILLANT

SECTION : RECHERCHE

1

Benjamin W. Enfance berlinoise. Dans: Écrits français. Paris: Éditions Gallimard; 1991:77-96.

2

Adorno TW. Dialectique Négative. Paris: Éditions Payot et Rivages; 2003.

2

Adorno TW. Dialectique Négative. Paris: Éditions Payot et Rivages; 2003.

3

Horkheimer M, Adorno TW. La dialectique de la Raison. Paris: Éditions Gallimard; 1974.

4

Adorno TW. À quoi sert encore la philosophie. Dans: Modèles critiques. Paris: Éditions Payot et Rivages; 2003:11-26.

5

Legault F. Discours - conférencier : M. François Legault, ministre d'État à l'Éducation et à la Jeunesse. Discours prononcé à la Chambre de commerce du Montréal métropolitain; 30 mai 2000; Montréal, CA.https://www.ccmm.ca/fr/nouvelles/speech--guest-speaker-mr-francois-legault-ministre-detat-a-leducation-et-a-la-jeunesse/.

6

Déclaration de François Legault lors d’un point de presse à Lambton le 13 août 2012. Cité dans Robitaille A. Les jeunes Québécois pensent trop à la « belle vie », croit Legault.Le Devoir. 14 août 2012. https://www.ledevoir.com/politique/quebec/356742/les-jeunes-quebecois-pensent-trop-a-la-belle-vie-croit-legault.

7

Adorno TW. La philosophie et les professeurs. Dans: Modèles critiques. Paris: Éditions Payot et Rivages; 2003:27-46.

8

de Saint-Exupéry A. Le Petit Prince. Paris: Éditions Gallimard; 1999.

9

Adorno TW. Théorie de la demi-culture. Dans: Société : Intégration, Désintégration. Paris: Éditions Payot et Rivages; 2011:183-215.

2

Adorno TW. Dialectique Négative. Paris: Éditions Payot et Rivages; 2003.