Sauver les grands petit·e·s

Voici une situation:
je viens de voir une souris, dans ma cuisine:

Capture d'écran d'un échange de messages textes

mais elle a disparu.
Elle est ailleurs, peut-être.
Elle sort sûrement, d’entre les fissures
d’une plaque d’égout.
Coin Saint-Laurent et Saint-Zotique.
Un grand carrefour pour une petite souris.
Elle émerge du trou et court vite, vite, vite.
Vite vers le parc. De l’autre bord de la rue.

Voici d’autres situations :

« Soudan : des dizaines de morts après des inondations dévastatrices » ; « La fumée de Californie visible dans le ciel du Québec » ; « Après le Japon, la Corée du Sud balayée par le typhon Haishen » ; « Deux grands glaciers de l’Antarctique fragilisés » ; « Tempête Alex : inondations meurtrières en France et en Italie »

« “Je suis immunisé contre la COVID-19”,
affirme Donald Trump »

Et moi, entre-temps, je lave mes vêtements.
Le feu est vert.

Cauchemar devenu crainte : Wall-E n’est plus juste un film.

Elles avancent à pleine vitesse, elles volent,
les voitures.
Elle est rapide, la souris. Elle s’en sortira.
Mais elle ne porte pas de masque.

« Ça va bien aller ». Les millions de petits dessins d’arc-en-ciel, ils ne suffiront pas, à en créer un vrai.

Faudrait que je les plie, mes vêtements,
que je les range.
Ceux sortis de la sécheuse en bas, jetés
n’importe comment sur mon lit.
Mais je suis busy. A busy bee.
Occupée à écrire un texte.
À cause d’une souris.

Le réel ne sait plus inventer. La fiction le rattrape.
Ou est-ce le contraire ?

J’installe des pièges,
au cas où elle revienne.

Faut-il vraiment la tuer ?
It’s the normal thing to do,
suppose-je.

La fin du monde : quand les deux se rencontreront,
enfin.

Mais calmons-nous. Contenons-nous.
Réfléchissons.


Peut-être qu’elle espérait atteindre le parc pour une raison précise.

Parce qu’elle a vu une bombe, dans les égouts.

Elle a donc couru vite. Vite, vite, vite.

Afin de nous alerter. Afin de nous sauver.

Mais il y avait trop de voitures.
Trop de personnes qui désiraient la tuer.

« Ça va bien aller brûler », dit extinction rébellion.

C’est normal. After all.

Si on traverse la rue.
Coin Saint-Laurent et Saint-Zotique. On remarquera un petit corps, écrasé par des pneus.

Situation absurde.

« “Blade Runner” 2020, la scienceréalité » : « Plusieurs ont fait un lien entre les images des feux de la Californie et le film de Denis Villeneuve ».

Malgré tout, je lave mes vêtements.
Je me dépêche.
Avant que la machine   explose.

Le monde change vite.

Si on écrit sa fin,
c’est que la bombe éclatera.

C’est dans l’air du temps.

Tout flottera.

Ça flotte déjà.

D.e.s m.i.l.l.i.a.r.d.s d.e p.a.r.t.i.c.u.l.e.s

Ça prend juste une écrivaine, pour les contenir,
les réarranger, les placer sur une page,

D.e.s.e.s.p.e.r l i.

d.

l. i. m.a.r.d

t.i. c.u.l

Mes vêtements sont fripés.

J’écris, au lieu de m’en occuper.

Je me demande quand j’arrêterai.

Je veux arrêter.

De brûler ?

À quand le tour de Montréal ?

Le piège est toujours tendu.

Cette année, oui, j’ai pris une assurance loyer.

Pour les livres.

Ils prennent feu facilement.

À seulement 232 degrés Celsius ou 451 Fahrenheit.

Something wicked.
Quelque chose s’en vient.

Trop de Ladys Macbeths dans le monde.

Ils prennent feu facilement.

À seulement 232 degrés Celsius ou 451 Fahrenheit.

Les sorcières nous ont prévenu.e.s,
il y a 397 années,
qu’il y aura des coupables, sans assez de culpabilité.

Je ne l’ai pas tuée, la souris.
Je ne l’ai pas sauvée non plus.

Toil and trouble and tant de mains tachées de sang, tachées d’encre.

Ce n’est pas moi qui mets le monde en feu, qui plante des bombes, qui crée des inondations et des effondrements.

Ce n’est pas moi qui tue les souris.

Alors pourquoi ? Pourquoi je vois un poignard qui flotte devant mes yeux ?

J’avais d’autres idées pour ce texte.
Mais la situation s’est imposée.

J’en suis coupable.

Pourquoi sauver la souris ? Comment ? Un épilogue

Je suis disponible. Je le constate avec une grande facilité. Je partage la conviction qu’il faut lutter contre les changements climatiques, s’engager dans l’entraide, travailler à éradiquer les injustices sociales, rendues d’autant plus évidentes par la crise sanitaire. Je suis disponible. Je l’écris. C’est facile.

Le temps de me brosser les dents, de laver mes vêtements, de me préparer un café, mes yeux s’arrêtent sur au moins une dizaine d’articles, toujours de mauvaises nouvelles. Je m’éparpille, déchirée entre ma vie et les maux du monde, réduits au petit écran de mon cellulaire, tous les maux du monde que je peux tenir dans ma main. Je me dis que ça y est. Je désactive mes notifications ; je passe à l’action. Je n’achète ni de vêtements neufs ni de produits dans des emballages plastiques. Je me promets aussi de ne plus tuer les araignées, les insectes, les souris. Notre monde a tant besoin de vie. Je l’écris. C’est facile.

Entre en scène le réel. Quand je vois une souris, aïe ! je sens l’urgence, non de la sauver, mais de l’anéantir. Je tends même des pièges. Heureusement, ils demeurent vides. Mais la souris est sûrement morte. Tuée, sinon par moi, par mon proprio ou par une voisine. Au Pharmaprix, je vois de la lessive, en spécial pour 2.99$. Un gros contenant en plastique. Je le mets dans mon panier. Non, non, il ne faut pas ! Je le replace sur l’étagère. Mais quelqu’un.e d’autre va l’acheter. Il sera acheté, sinon par moi, sûrement par mon proprio ou même par ma voisine. « Je suis disponible ». Je l’écris. C’est facile. Mais pas vrai.

Je ne peux pas être disponible à moi toute seule. Ce n’est pas assez de ne pas tuer les souris, de ne pas acheter de la lessive à l’épicerie. Tant que je ne travaille pas à sauver les souris, tant que je ne travaille pas à encourager les big shots qui créent les contenants en plastiques à devenir eux-mêmes disponibles, je suis complice de leurs actions. Indisponible, finalement.

Maggie Kogut

SECTION : CRÉATION