Récits migratoires queer :
Fragments bricolés

Ce texte s’inspire largement de l’écriture performative du récit autobiographico-philosophique fragmenté, de l’autrice Maggie Nelson, Les Argonautes 1 où il est notamment question d’hétéronormativité et de maternité queer.

J’écris à travers des voix multiples, tantôt une voix universitaire, tantôt un fragment autobiographique; car je ne peux pas prendre une seule couleur. Et puis, nous sommes autant multiples et divisé.e.s de l’intérieur que de l’extérieur. Dans une structure éclatée, voire opaque par moment, je tente de travailler de manières étranges2, balbutiantes, fébriles et fragiles, des enjeux d’appartenances identitaires, d’arabité migratoire et de (faire) commun-auté à travers leurs multiples interstices.

(Je) m’écris/me fabrique queer.

J’aime écrire, insuffler vie à des pensées qui traversent mon esprit.

Ici, au Québec, je parle et écris différemment. Je suis l’autre. Cette autre que personne ne comprend bien. Cette autre qui parle et écrit bizarrement. Cette autre qui ne se sent entièrement chez elle nulle part. Cette autre qui n’existe finalement que dans ses paradoxes identitaires contingents.

…« D’où viens-tu ?», «…et tu viens d’où ? »… : L’altérité comme point de départ

C’est une question qui m’est posée et que je (me) pose « ici » et « là-bas ». Et puis, les accents étrange.r.s venus d’ailleurs nous (me) trahissent.

Dans Être singulier pluriel, Jean- Luc Nancy, philosophe français et théoricien de la notion de « communauté »3 explique que l’Histoire a été produite à partir de l’idée d’Une Communauté perdue, dépossédée par d’autres forces politiques. Cette Communauté, comprise dans un élan de nostalgie, serait alors toujours à restituer, à retrouver. La oumma4, le peuple arabe, le peuple juif, le Québécois, voici des termes mobilisés encore et sous diverses formes. De ses multiples acceptions, la Communauté, comprise selon sa dimension ethnico-identitaire, équivaut à une origine « pure », « authentique », et « non contaminée ». L’origine serait le UN indivisible. Expier la « déviance », « l’excessif » de la racine des discours religieux monothéistes (islamiques, chrétiens et juifs) était un acte fondateur de ceux-ci.

Raturons ce qui vient d’être écrit :

« L’origine est un écartement »5(35)

Je recommence par-là, par queerer, fissurer et perturber les récits d’origine qui supposent un commencement localisable et fixe6, 7 8,. queerer le « d’où viens-tu? », queerer mon arabité. Dévions alors de la ligne arboriste et accueillons le mouvement et le pluriel.

Une telle déviation me permet de partir du postulat que l’origine est multiple. On s’écarte de quelque chose, mais l’origine n’est pas la chose. Elle serait plutôt l’articulation de l’écartement et de la chose. Le Un n’est pas. L’origine est le rapport d’altérité5, 9 . La [ma] posture queer implique de célébrer et de revendiquer l’entre comme modalité d’accès à la connaissance.

Le « d’où viens-tu », dans une posture queer, n’est pas posé ni compris en des termes fixes et unilinéaires, mais plutôt en termes de mouvement, de désir et de figures. L’(mon) arabité est fissurée, ouverte à son autre, et ne peut être abordée comme Un. Je l’inscris, dans des imaginaires collectifs socio-culturels multiples produits dans et par des discours traversés par des forces et intensités ir-régulières.

Migrations

2 Janvier 2012

Relocating. Événement majeur dans une vie. Changer de territoires, de lieux, de paysages, se refaire, recommencer, ou tout à la fois. Une approche d’inspiration deleuzienne nous dira qu’il y a des devenirs qui se mettent en place : je deviens migrante, nomade et queer. Tous ces devenirs s’agencent, se mettent en connexion avec des catégories molaires10 telles « féministe arabe », « marocaine », « anxieuse », « hyperémotive ». Elles se retravaillent, s’inter-influencent, s’entrechoquent, pour produire une déterritorialisation qui va de pair avec une reterritorialisation. On est [en train d’être] retravaillé.e, resubjectivé.e. Devenir trans. En effet, il m’arrive de penser que tout migrant est trans puisqu’il/elle traverse des territoires, des cadres d’intelligibilité et des systèmes de pensée.

Devenir nomade dans un espace localisé, identifié.

Pour le dire dans les termes des théories du discours11, en contexte migratoire, je suis reproduite comme sujet parlé à travers de nouvelles catégories discursives qui me sont dorénavant assignées, dans et à travers lesquels je parle aussi.

... Quelques années plus tard ...

Après un désenchantement face à l’action politique et résistante, provoqué entre autres par les développements des soulèvements des « printemps arabes », l’élection de Donald Trump, des nouvelles en masse d’agressions sexuelles (collectives et individuelles) de femmes « jeunes », « moins jeunes », « voilées », « modernes » dans le [mon]12 « monde arabe »; s’est emparé de moi un sentiment d’impuissance, de colère et de résignation face à « une prise de conscience collective féministe arabe »13 qui tarde à venir, ou du moins, pas au rythme que j’aurais souhaité.

Après tout ça, et après un ralentissement de mon va-et-vient entre le Maroc et le Québec, je peux dire que je me sens de mieux en mieux14 installée, de mieux en mieux établie, de plus en plus « montréalaise ».

J’éprouve un désir d’appartenir à une extériorité symbolique, discursive et affective. D’être à l’extérieur dans les rues de Montréal. Ses rues si familières, et si mystérieuses à la fois : épouses et amantes.

Dans Love in a cold climate : Queer belongings in Quebec, Elspeth Probyn, sociologue et théoricienne culturelle, explore les modes d'appartenances au Québec dans les années 1990 à travers la notion de Québécitude. Elle cherche à comprendre ce que signifierait être Québécois.e pour le sujet « queer lesbien ».

En s’appuyant sur des anecdotes personnelles, Probyn interroge le répertoire culturel québécois : les références musicales et cinématographiques supposées être partagées par l’ensemble [désireux de devenir] des Québécois.e.s, telles des chansons de Gilles Vigneault, des extraits de films québécois cultes, des spots promotionnels institutionnels de « l’Identité québécoise ». À travers les visites de ces textes culturels, l’autrice analyse comment se fait la production discursive de l’imaginaire québécois collectif. Lire cette monographie en anglais m’a permis de me rendre compte de la subtilité du terme belonging. Contrairement à celui d’appartenance en français, le be-longingconsacre des flux de désirs qui sont mis en œuvre dans les [auto]-productions des appartenances. Dans be-longing, il y a en effet l’être (be) et l’acte de désirer (longing, to long for) qui suggèrent un double mouvement à la fois ontologique et affectif. Dans la lignée de Probyn, Kouri15 évoque le désir non pas comme une force déterminante ou psychologique, mais plutôt comme une potentialité relationnelle qui anime. désirer appartenir à un nouvel espace, un espace où on vient d’être projeté.e. Le désir serait inséré dans des flux de connexions qui génèrent des paradoxes productifs. En ce sens, accepter l’impossibilité d’atteindre une appartenance pleine et entière tout en s’attachant à une volonté d’appartenir pleinement est un paradoxe inhérent à toute vie sociale, et c’est bien l’oscillation entre ces deux points de tensions que je tente d’interroger.

D’où je parle ?

À partir de mon espace géographique [majoritairement montréalais et relativement marocain] ? À partir de l’intersection de mon « genre », de ma « race », et de ma « classe sociale » ? Oui, sans aucun doute. Or, la question que je me pose est la suivante : est-ce que je parle uniquement à partir de ces positionnements de sujet ? Mon point d’énonciation est-il entièrement localisable dans « ces points de la grille »16 ? J’en doute.

Je ne parle pas à partir d’une positionnalité hybride [l’occident] et [l’Afrique], particulièrement si une telle énonciation suppose l’existence de deux blocs distincts [occident et Afrique] et rendus monolithes, notamment par des discours stéréotypant.

Je parle à partir d’un entre qui contient quelque chose qui (m’) échappe, une fuite, mais aussi à partir d’un entre qui reconnaît qu’on ne peut s’affranchir des conditions politiques et discursives contingentes. En ce sens, je parle à partir de l’articulation de tous ces micros et macros vecteurs qui me produisent et me traversent.

--------- À poursuivre ---------

LAMIAE BOUQENTAR

SECTION : RECHERCHE

1

Nelson M. The Argonauts. Minneapolis: Graywolf Press; 2015.

2

Tout au long du texte, je mets en italique des termes pour souligner leurs effets performatifs. C'est donc informé par le postulat que : nommer c'est (aussi) signifier.

3

Il est ici question de communauté dans sa dimension ethnique et identitaire.

4

Terme arabe pour désigner une Communauté arabo-musulmane homogène qui aurait été détruite à cause d’interventions coloniales occidentales. Dans l’imaginaire collectif arabe-religieux la oumma reviendra un jour.

5

Nancy J L. Être singulier pluriel. Paris : Galilée; 1996.

5

Nancy J L. Être singulier pluriel. Paris : Galilée; 1996.

6

Ahmed, S. Home and away: Narratives of migrant and estrangement. International Journal of Cultural Studies. (1999); 2(3): 329-347.

7

Hallberstam J. The Queer Art of Failure. Durham : Duke University Press; 2011.

8

Probyn E. Love in a cold climate : Queer belongings in Québec. Montréal : GRECC; 1994.

9

Grossberg L. Theorizing Context. Dans D.B. Massey D. Featherstone, & J. Painter, Spatial politics: essays for Doreen Massey.Malden, MA : John Wiley & Sons; 2013:32-43.

10

Pour Deleuze, le « molaire » renvoie aux catégories identitaires macro politiques, ainsi qu’à tout ce qui peut être déterminé, cadré et structuré.

11

Laclau E. La raison populiste. Paris : Seuil; 2008.

12

Je tiens à l’écrire en italique et entre guillemet pour signifier mon rapport d’appartenance frictionnel avec le « monde arabe ».

13

Je mets entre guillemet pour souligner aussi ma conscience de la position paternaliste [et problématique ] que j’adopte (et que je n’arrive pas à dépasser) quand je parle sur « my people ».

14

J’opte pour l’usage de « mieux » pour souligner un processus d’installation jamais véritablement fini, toujours en cours, entrain de se faire.

15

Kouri TN. Textured Activism: Affect Theory and Transformational Politics in Transnational Queer Palestine-Solidarity Activism. Atlantis: Critical Studies in Gender, Culture, & Social Justice.(2015);37(1).

16

Puar, JK. « I would rather be a cyborg than a godess » : Becoming- intersectional in Assemblage Theory. PhiloSOPHIA. (2012); 2(1):49-66.