Pour une conception relationnelle du local

Dans un passage révélateur de l’essai Habiter contre la métropole1, le collectif anonyme Conseil Nocturne qui écrit depuis le Mexique rappelle l’usage originel du terme central dont il traite. « Depuis qu’il fût forgé en Grèce, le mot métropole s’emploie toujours dans un contexte de colonisation : l’Espagne, le Portugal, la France et l’Angleterre n’étaient des « métropoles » que pour ceux qui étaient dans une de leurs colonies » 1(37). La métropole désignait à l’époque les relations de dépendance culturelle, politique et économique entre une colonie et son État administrateur. Aujourd’hui pourtant, son sens commun − une vaste agglomération urbaine ou encore la ville la plus importante d’un pays − n’évoque plus d’emblée les relations inégalitaires qui la constituent. Si nous voulions la définir, nous esquisserions les traits d’un espace délimité par ses frontières et ses qualités propres. Le court extrait de Conseil Nocturne nous rappelle néanmoins que les espaces dans lesquels nous vivons et dont nous prenons pour acquises les frontières ne sont pas des entités autonomes. Leur existence est le résultat non seulement d’interactions internes, mais aussi des relations avec l’extérieur. L’espace est relationnel. Sans doute, la compétition interurbaine mondiale, le branding territorial et les innombrables palmarès qui catégorisent les succès distinctifs des métropoles comme si elles évoluaient en vase clos nous ont fait oublier les relations de pouvoir qu’elles entretiennent les unes par rapport aux autres. Pourtant, admettre leurs interdépendances constitutives devrait aller de soi en contexte mondialisé.

Doreen Massey fût la première géographe à insister sur une conceptualisation relationnelle de l’espace et des lieux2 dont elle traça les grandes lignes dans un essai intitulé A global Sense of Place3 publié en 1991, soit au moment où la « mondialisation » entrait définitivement dans le langage quotidien. L’accélération des moyens de transport et de communication et la libéralisation des échanges économiques qui se faisaient ressentir de plus en plus dans la réalité des gens avaient commencé à éveiller les critiques. Les protestations antimondialistes et altermondialistes en étaient à leurs premiers balbutiements. L’Assemblée annuelle rassemblant le Fonds Monétaire Internationale et la Banque mondiale à Berlin avait provoqué une première mobilisation de masse en 1988. En 1989, David Harvey, sans doute le géographe le plus connu, avait aussi publié un ouvrage influent dont la critique marxiste de la mondialisation teintait les réponses politiques qui se discutaient et prenaient forme peu à peu.

Dans The Condition of Postmodernity, Harvey proposait de comprendre la mondialisation comme une phase intensive de ce qu’il appelait la « compression spatiotemporelle ». Avec cette notion inspirée directement des écrits de Karl Marx, il inscrivait la mondialisation dans l’histoire longue du capitalisme. Celle-ci, disait-il, est caractérisée par une accélération croissante des rythmes de vie et le déplacement perpétuel des barrières spatiales afin de favoriser l’accumulation du capital. Pour bien comprendre le lien entre les barrières spatiales et l’accumulation du capital, il faut sans doute rappeler qu’elles en sont une condition essentielle. Pour accumuler du profit, il faut qu’il y ait d’abord une propriété privée bien délimitée. On associe souvent d’ailleurs le « mouvement des enclosures », c’est-à-dire le passage à partir du XVe siècle dans les campagnes de l’Europe occidentale, de l’administration commune des terres agricoles à un système de propriété privée qui les séparait à l’aide de clôtures, à la naissance du capitalisme. Pour assurer sa reproduction et sa croissance, le capitalisme s’empare continuellement de nouveaux espaces et crée de nouvelles barrières. Il suit un processus d’expansion spatiale qui contribue à réduire les distances et à homogénéiser les spécificités de chaque lieu. La « compression » fait donc référence au sentiment écrasant auquel nous devons faire face dans ces conditions : l’espace semble réduit à un « village global » et l’horizon temporel, au présent 4(240).

L’approche relationnelle de l’espace et de la mondialisation que développa Massey à partir de son essai-plaidoyer répondait directement à ces conclusions sur la compression spatiale et temporelle. Sans rejeter complètement la proposition de Harvey, elle y amenait certaines nuances en posant des questions simples qui y accolaient de la substance sociale : Qui expérimente cette sensation de compression spatiotemporelle et comment? En profitons-nous toustes et en souffrons-nous toustes de la même manière? Poser la question, c’est se rendre à l’évidence qu’elle ne se produit pas pour tout le monde, en tout cas, pas de la même manière ni dans toutes les sphères d’activités. Différents groupes sociaux et différents individus sont placés de façon bien distincte par rapport aux flux d’échanges, de mouvements et de communications. Certains les initient et les contrôlent. Pensons à l’entrepreneur Elon Musk qui, avec son projet Starlink, prévoit lancer 12 000 satellites en orbite autour de la Terre pour acheminer Internet dans des régions qui n’y ont pas encore accès. D’autres ne font que bénéficier de ces infrastructures mondiales sans en maîtriser les paramètres ni les profits. Moi par exemple, sans être riche dans mon contexte québécois, je peux prendre l’avion assez facilement, voire plus d’une fois par année et ce, pour le simple plaisir de découvrir le monde. D’autres encore sont exclu.e.s, totalement ou partiellement, de cette mobilité. Massey nous invite à constater ces différences dans le degré de mouvements et de communication, mais aussi dans le degré de leur contrôle et de leur initiation.

Même si les forces économiques ont un impact considérable sur l’accélération des mouvements et des échanges, leur analyse ne suffit pas à comprendre les contradictions qui émergent des expériences différenciées de l’espace et des lieux. Un exemple que donnait Massey dans une version renouvelée de son article (1993) fait état de la complexité des rapports à la compression spatiotemporelle :

Il y a les gens qui vivent dans les favelas de Rio; qui connaissent le football international sur les doigts de la main et ont produit certains de ses joueurs; qui ont contribué massivement à la musique à l’échelle mondiale; qui ont donné la samba et la lambada qui étaient dansées dans les bars de Paris et de Londres; et qui ne sont jamais ou presque jamais allés au centre-ville de Rio. Dans une certaine mesure, ils ont énormément contribué à ce que nous appelons la compression spatiotemporelle et dans une autre, ils y sont emprisonnés 5(63).

Massey montrait ainsi qu’on ne peut pas réduire la mondialisation à un processus continu de spatialisation capitaliste par lequel le capital produit de nouveaux espaces d’accumulation jusqu’à les rendre entièrement homogènes. La compression spatiotemporelle agit plutôt comme différenciation sociale très complexe et inégale qui intervient certainement sur les plans économiques, mais aussi culturels, et politiques. Et pour Massey, il était nécessaire de considérer et de mettre en lumière ce processus de différenciation sociale. La compression spatiotemporelle est ancrée dans des relations sociales. À mesure qu’elle se déploie, dans toute sa complexité, la géographie de ses relations change.

La posture de Massey laisse donc une grande place aux enjeux de pouvoir et ces pouvoirs vont au-delà d’une répartition inégale de l’accès à la mobilité. Le problème n’est pas simplement que certaines personnes sont plus mobiles que d’autres et que certaines ont plus de contrôle, mais que la mobilité et le contrôle de la mobilité par certains groupes spécifiques en affectent d’autres. En d’autres termes, la compression spatiotemporelle initiée et contrôlée par un nombre restreint de personnes peut saper le pouvoir d’action des autres. La division internationale du travail fonctionne à partir de cette inégalité. Si les fonctions de contrôle de la finance mondiale, des industries de services et des communications sont concentrées dans certaines métropoles, c’est parce qu’elles ont délocalisé les usines manufacturières dans des pays où les conditions de travail à respecter sont très limitées.

L’une des retombées de cette conceptualisation de l’espace et de la mobilité développée par Massey qui prend comme point d’ancrage les relations sociales, et notamment les relations conflictuelles de pouvoir, est la saisie particulièrement inventive et salutaire des notions afférentes de lieux et de localité. En mettant de l’avant la dimension relationnelle du local, Massey rompait avec la compréhension persistante du local comme lieu à l’identité unique, c’est-à-dire qui renvoie à une communauté et dont on pourrait faire valoir des qualités « authentiques ». Pour Massey, les lieux n’ont pas d’identité unique, ils sont marqués par les conflits, tant à l’interne qu’en relation avec le reste du monde. Ainsi, ce qui fait la spécificité d’un endroit n’est pas une longue histoire, enracinée et internalisée, mais la constellation distinctive de relations sociales, à la fois larges et locales, qui le composent. Pour penser le local en fonction des interactions sociales qui s’y tissent, ces interactions ne doivent pas être conçues comme immobiles ou figées dans le temps. Elles sont des processus ouverts aux changements.

C’est bien là toute la portée progressive, pour reprendre le terme de Massey, d’une compréhension relationnelle de la localité. Alors que l’insécurité face aux mouvements mondialisés mène certains États vers des démarches de définition identitaire de la localité et de valorisation à outrance des patrimoines, la voie ouverte par Massey nous amène à réfléchir autrement notre appartenance aux lieux. Plutôt que de s’appuyer sur un nationalisme réactionnaire pour circonscrire des endroits de frontières physiques et symboliques, nous pouvons nous demander quelles relations définissent les lieux dans lesquels nous vivons et surtout, quelles relations nous voulons bâtir pour les transformer. Cette perspective mène à une action politique définitivement plus en phase avec les liaisons globales-locales actuelles. Cela nécessite d’une part, de reconnaître l’interdépendance des lieux, les inégalités au sein de cette interdépendance de même que les responsabilités que nous avons vis-à-vis d’elles. D’autre part, la compréhension relationnelle du local ouvre vers le potentiel alternatif de politiques inter-locales. Elle nous encourage à penser la création de relations solidaires qui auraient la capacité de remettre en cause l’hégémonie néolibérale. Montréal, par exemple, peut-elle établir des liens avec d’autres métropoles ou encore imaginer des échanges avec d’autres régions du monde lui permettant de renverser la dynamique de compétition interurbaine qui la force à subordonner son territoire au développement de grandes corporations américaines? La réimagination de l’espace et de la localité nous aide à tracer des passages possibles plutôt que des chemins à enraciner6.

Joëlle Gélinas

SECTION : RECHERCHE

1

Conseil Nocturne. Habiter Contre La Métropole. Éditions Divergences; 2019.

2

« Lieux » renvoie au terme anglais difficilement traduisible «place».

3

Massey D. A Global Sense of Place. Marxism Today. 1991; June :24-29.

4

Harvey D. The Condition of Postmodernity: An Enquiry into the Origins of Cultural Change. Oxford: Blackwell; 1989.

5

Massey D. Power-geometry and a progressive sense of place. In: Mapping the Futures: Local Cultures, Global Change. John Bird et al. London: Routledge; 60-70.

6

Doreen Massey parlait deroutes instead of roots.