Elle chantait doucement, presque toujours l’après-midi. Quand j’étais dans le ventre
de ma mère, j’écoutais les rythmes de vallenato, qui ravivaient le passé douloureux
de son vécu, comme femme et métis, dans une Colombie trop inégalitaire et
dominée par les narrations de violence. Ainsi a commencé la danse de mon
existence. On a percé mes oreilles, on a imposé un style vestimentaire à mon « sexe »
et on me trimballait d’oncle en oncle, exaltant ma beauté hybride et caribéenne.
Mais j’ai changé la musique.
Ma mère chantait encore quand, au moment où le soleil rencontrait l’horizon, elles
sont venues me visiter. Je savais qu’elles allaient venir bientôt; elles étaient partout
au village et, même si elles n’étaient pas armées, leurs corps parlaient de la guerre.
Elles marchaient d’une manière discontinue, peut-être même plus sûres d’ellesmêmes
que les autres filles du village. Leur féminité était présente, mais différente.
Dans leurs yeux, on voyait une étrange lumière, la vieillesse dans la jeunesse, le
bonheur dans le malheur, le désir dans la peur. Et puis ma mère a arrêté de chanter.
Ou du moins, je ne pouvais plus l’écouter.
Trois ans se sont écoulés depuis cette journée du mois de juin. Maintenant, je vois
toutes les secondes passer, je les sens, dans ma peau, et mes pensées se densifient.
Ça fait trois ans que le temps bouge différemment. Quand il n’y a pas de combats, la
vie devient routinière, tranquille, j’ai même l’impression parfois que j’exécute les
mêmes tâches qu’au village. Il a fallu que je réapprenne à marcher sous le poids des
armes, à me conformer aux structures, à dissimuler mes goûts face aux normes du
groupe. Mais j’ai surtout dû apprendre à vivre pour tous et avec tous. C’était la
raison pour laquelle je n’entendais plus ma mère chanter.
Et il y avait ce lieu, étrangement réconfortant après tout, dans le creux de cette
montagne que je voyais depuis ma chambre lorsque je vivais encore avec ma mère.
Maintenant, c’était ma maison, mon nouveau chez-moi. Aller à la rivière me donnait
l’impression d’écouter ma mère chanter; c’était un grand courant d’eau, qui
surgissait au milieu de nulle part, et surtout, au milieu de la guerre. La rivière
arrivait où elle devait; pour effacer les traces de la douleur, pour laver mon âme et
pour revitaliser mon corps. Au début, je ne pouvais pas accepter de me baigner avec
tout le monde; mon corps disproportionné de 14 printemps et mon
incompréhension de celui des autres m’ont poussée à rester vêtue. Ensuite, j’ai
changé d’idée. Et c’est devenu le meilleur moment de ma journée, même si le froid
glaçait mes seins, crispait mes entrailles et palissait mes doigts. C’était la première
fois que la musique que j’écoutais était celle de mon corps.
Mais les « chez-moi » n’existent plus. Et, comme j’avais abandonné ma mère, j’ai dû
abandonner la rivière. À l’aube du mois de décembre de la même année, nous nous
sommes déplacés pour la première fois, j’ai alors senti tout le poids des armes, des
vivres, des quelques possessions que j’avais. Il fallait fuir l’armée, courir plus vite
que notre corps pouvait l’endurer. J’avais faim, j’avais froid, mais j’avais de
l’adrénaline. Comme dans les jeux qu’on s’inventait avec mon frère. De toute façon,
j’étais du bon côté de l’histoire : c’était un jeu, mais qui signifierait la libération de la
patrie. C’était ma nouvelle mère, c’était elle qui chantait.
Puis, un rythme répétitif, saccadé a commencé. Tous les jours; macabre, déchirant.
Le son des balles, les ordres du commandant, les sifflements qui ramènent sur le
droit chemin, le bruit des pas en syntonie, les sourires réprimés, les battements de
cœur. Mon pouls, la vibration de mes tempes et heureusement, le sang qui coule
encore dans mes veines. Les hélicoptères, le fracas des bombes. Et le silence. Le
combat a rythmé ma vie pendant 3 ans.
Jusqu’à la tombée de la pleine lune, un jour du mois de janvier. Enfin je pense. Ce
jour-là, j’ai eu peur pour la première fois. C’était un sentiment nouveau, même
inconnu. Quelque chose se transformait. Il y avait deux rythmes, deux pouls, qui ne
pouvaient être coordonnés, et eux, ils voulaient faire taire la musique, ils voulaient
que j’arrête de chanter. Ils voulaient m’arracher le deuxième pouls.
J’entendais leurs pas, ces pas qui sont toujours là pour contrôler mon corps,
matérialisaient la peur. Chacun de ces pas résonnait au bas de mon ventre. Mon
ventre vide. Mon ventre qu’ils avaient vidé. Ils. Au masculin.
J’étais du mauvais côté de l’histoire. Je n’avais pas le droit d’avoir mal. Je n’étais
personne. Ma souffrance n’était pas légitime. La cadence de mes pleurs n’intéressait
personne. J’avais accepté le combat, et j’avais perdu celui de la vie.
Ce jour-là, mon corps est devenu ma déchirure. Je ne suis jamais retournée à la
rivière, je suis certaine qu’elle ne bougeait plus de toute façon. Même le vent était
figé, et la voix de ma mère, inaudible. La peur et la douleur avaient envahi l’entièreté
de mon corps. Je pense que même le temps avait cessé d’exister. Mon corps était
vide.
Priscyll Anctil Avoine
Section 3 : Création