Le voyageur ambigu dans
Le doyen de Killerine,
de l’abbé Prévost

L’abbé Antoine François Prévost (1697-1763) est un homme de lettres qui a profondément marqué le paysage littéraire et intellectuel français du XVIIIe siècle. De la fin des années 1720 au début des années 1760, il a publié de nombreux ouvrages et articles, à titre d’historien, de journaliste et de romancier. Si le seul de ses écrits à être encore assez largement lu aujourd’hui est Manon Lescaut (1731), son influence sur les hommes et les femmes de son temps est en revanche incontestable1(CLXII),2(265). Son troisième grand roman, intitulé Le doyen de Killerine (1735-1740)3, mérite particulièrement d’être revisité pour sa représentation à contre-courant des relations de voyage authentiques de l’époque, généralement empreintes d’une idéologie du progrès. La prise en compte du contexte sociohistorique de cet ouvrage clarifie les raisons de l’ambiguïté dont fait preuve Prévost au moment de narrer l’acte de voyager.

Le doyen de Killerine commence dans une petite ville d’une Irlande largement imaginaire. Le narrateur est un prêtre, aîné de deux frères et d’une sœur. Après la mort de leur père, les membres de la famille émigrent de l’Irlande vers la France, afin d’y chercher fortune. Le petit groupe va y subir des aventures souvent malheureuses, provoquant d’incessants allers-retours avec l’Irlande, ainsi que des détours du côté de l’Allemagne et de l’Espagne4. Ce récit de base s’enfle de nombreux rebondissements et d’histoires insérées, pour se solder en fin de compte par une stabilisation de chacun des personnages. Au cours des centaines de pages que dure le roman, le doyen parvient à marier chacun de ses frères et sœurs, tout en perdant une grande quantité d’énergie en cours de route.

Si on se reporte au début du roman, l’autoportrait du narrateur ne laisse rien présager des voyages à venir. Il prétend en effet être un homme simple qui n’aspire qu’à un bonheur tranquille :

J’étais parvenu à l’âge de quarante ans, et la profession que j’avais embrassée semblait me promettre autant de tranquillité pour le reste de ma vie que j’en avais goûté jusqu’alors. Un bénéfice ecclésiastique d’un revenu médiocre, une demeure commode, un tour d’esprit et d’inclinations qui me faisait goûter les devoirs de mon emploi, beaucoup d’amour pour la retraite et l’étude, tels étaient les fondements de ma fortune et de mon repos ; et comme c’était par choix que je m’étais déterminé à ce genre de vie, il n’y avait pas d’apparence que je pusse me lasser d’une condition dont j’étais si satisfait3(15).

La priorité du narrateur consiste ici à capter la bienveillance du lectorat, en se présentant comme un observateur raisonnable. Il signale à cette fin être arrivé à un âge mature, bénéficier d’une profession stable et ressentir l’envie d’une vie paisible. S’il se met à voyager malgré tout, c’est uniquement en raison de circonstances extérieures, qui n’ont rien à voir avec son caractère :

J’allais commencer le cours de vie le plus étrange dont il y ait jamais eu d’exemple dans un homme de mon caractère et de ma profession, et me trouver comme forcé à le suivre, par un enchaînement d’aventures si extraordinaires qu’elles méritent bien le soin que je vais prendre de les écrire, pour les rendre utiles à l’instruction du public3(24).

En refusant d’assumer pleinement l’initiative des voyages qu’il va entreprendre, il se confère le statut de juge impartial plutôt que de simple personnage du roman. Au fur et à mesure que se multiplieront ses déplacements, il évoquera une grande variété de motifs – volonté pédagogique, curiosité personnelle, ennui – pour justifier chaque nouveau voyage5(311).

Il n’est pas évident à première vue de déterminer la fonction de l’ambivalence de ce narrateur, qui se trouve en mouvement constant, mais ne cesse de répéter son goût pour la retraite. Ses contradictions correspondent entre autres à la nécessité pour Prévost de disposer d’un narrateur suffisamment distant des événements pour être fiable, mais suffisamment actif pour participer au récit. Son mouvement correspondrait alors à celui du livre, et son arrêt signalerait la mort du roman. Selon une telle hypothèse, il serait compréhensible que les personnages du roman soient chargés de lancer eux-mêmes une partie du mouvement narratif et que le doyen initie lui-même certains voyages, quitte à tergiverser entre désirs conflictuels de mobilité et de stagnation.

Du point de vue de l’économie narrative il aurait sans doute été plus simple pour Prévost de distinguer deux doyens : un personnage actif et voyageur, appartenant au passé ; et un narrateur parlant au temps présent. Si Prévost a préféré entretenir l’ambiguïté tout au long du récit, en créant un personnage principal tourmenté par la question du voyage, ce n’est donc sûrement pas par nécessité diégétique. La notion de voyage telle qu’elle se conçoit à l’âge classique peut nous renseigner sur sa position ambiguë.

Normand Doiron, dans L’art de voyager6(5-15), démontre que le voyage sous l’Ancien Régime constitue un mode de déplacement spécifique, apparaissant vers la Renaissance, se distinguant de l’errance antique ou médiévale, du pèlerinage, ou encore de la promenade. L’errance en effet consiste à se laisser porter par le hasard, le pèlerinage est davantage lié à une quête divine et la promenade vise surtout au charme et à l’agrément. Le voyage, en revanche, est un déplacement raisonné et méthodique, à but pédagogique, permettant au voyageur, puis à son lectorat, d’accéder à la sagesse. L’expérience du monde y est primordiale, les voyageurs prenant position contre le savoir livresque pour aller glaner dans chaque contrée de quoi parfaire leur éducation. Ce savoir est destiné à être ramené au pays d’origine et le déplacement réglé ne saurait tolérer l’improvisation : il s’agit de partir d’un point fixe puis d’y revenir pour donner sens au déplacement.

Le doyen de Killerine problématise l’art classique du voyage à travers les expériences souvent négatives que vit le narrateur. Aspirant à la sagesse, il se trouve dans l’incapacité à se décider sur la bonne méthode pour y parvenir : la retraite et l’étude, d’une part ; le voyage et l’expérience, de l’autre. La solution intermédiaire qu’il adopte est insatisfaisante : poursuivre sans cesse son chemin tout en se lamentant de sa confrontation avec le monde. Au terme de son itinéraire, il est donc moins le possesseur d’une sagesse accumulée que la victime de multiples mésaventures, cherchant par l’écriture à apaiser les plaies accumulées en cours de route. Surtout, il ne revient jamais à son Irlande natale et le bilan du roman sera des plus mitigés au niveau des leçons apprises et transmises.

Le doyen de Killerine représente donc le voyage de manière tout à fait singulière. Son héros se situe dans le domaine de l’errance plutôt que du déplacement méthodique et les résultats de ses pérégrinations sont décevants. Après avoir vécu diverses aventures et traversé des frontières aussi bien géographiques que morales, il livre une relation assez cynique de son parcours, qui est peut-être liée à la mutation du contexte des voyages en Europe au XVIIIe siècle. Écrivant à une époque où il ne reste que peu d’espaces à découvrir et où la carte du monde est en passe d’être définitivement fixée, Prévost construit son roman autour la figure d’un voyageur qui tourne en rond dans un monde déjà balisé, cherchant en vain le bonheur et la sagesse que promettaient jusqu’alors le voyage classique.

ERIK STOUT

SECTION : RECHERCHE

1

Voltaire et Rousseau sont ses admirateurs les plus connus en France. Prévost et Voltaire se sont fréquentés au cours des années 1730 et ce dernier a particulièrement apprécié Manon Lescaut. Voir à ce sujet Prévost, AF. Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Paris: Garnier frères ; 1965.

2

Rousseau a soumis de brefs, mais vifs éloges de Prévost à la postérité. Voir par exemple Rousseau JJ. Les Confessions, Tome 1, Livre V. Paris: GF Flammarion ; 2002.

3

Prévost AF. Œuvres de Prévost, Volume 3. Grenoble: Presses universitaires de Grenoble ; 1978.

4

Voici une brève récapitulation de l’itinéraire du doyen : après être arrivé à Paris, il revient rapidement à Killerine, puis repart pour la France. Il revient ensuite en Irlande, avant de reprendre le chemin de la France. Il gagne enfin l’Espagne, puis retourne une dernière fois en France. Ces voyages se font à un rythme de plus en plus frénétique au fil du roman.

5

À titre d’exemple, on comparera la déclaration suivante du doyen, vers la fin du roman, à l’autoportrait du début : « Je pensai à faire moi-même le voyage à Madrid. Les prétextes ne manquaient point à un homme aussi curieux que moi de s’instruire. ».

6

Doiron N. L’art de voyager : le déplacement à l’époque classique. Sainte-Foy: Presses de l’Université Laval ; 1995.