Le répondant in/sur
disponible

Je m’intéresse aux pratiques communicationnelles en situation de travail à distance. J’essaye habituellement de « cerner » mes répondantes et répondants lors de la prise de contact : en contexte pandémique, cela se passe en ligne. Même en ligne, certaines rencontres lors des terrains de recherche nous touchent plus que d’autres. Parfois, elles nous font même comprendre les concepts sous un autre angle.

Quand j’ai proposé à Marc que l’on se « rencontre » pour une entrevue, il m’a répondu que ça lui ferait très plaisir, un soir dans la semaine, ajoutant à la fin de son courriel : « mes weekends appartiennent à ma femme ». Sa femme, je la connais, car c’est une amie. J’ai choisi délibérément de faire d’abord appel à mon réseau personnel pour mener ce terrain exploratoire, car cela me permet de comprendre plus finement le vécu de la personne, et parce que j’assume une part de subjectivité dans ma recherche 1. Être introduite par une connaissance me permet de mettre la personne interrogée en confiance. Compte tenu du contexte pandémique, nos rencontres se déroulent sur la plateforme Zoom, ce qui me prive, en tant que chercheure, de précieux indices non verbaux dans les discussions avec les personnes recrutées.

L’ambivalence de la présence

Marc m’intéresse, car son comportement oscille entre absence et surprésence, entre indisponibilité radicale et intense surdisponibilité. Il décale une première fois notre rencontre par un simple courriel au motif de « logistique pour le dîner », puis une deuxième fois, pour rendez-vous médical. Le jour prévu, il « arrive » sur Zoom avec 20 minutes de retard : il avait « oublié ». J’ai dû contacter sa compagne pour finalement l’inviter à se connecter. En me fondant sur les informations purement textuelles de nos échanges, je le crois peu enclin à développer ses réponses, j’imagine un enquêté au profil « factuel »2. Au contraire, une fois que nous commençons notre entrevue, Marc se lance dès la première question dans les menus détails de son activité professionnelle, ne me cache rien des tensions dans son organisation, me raconte les détails et se raconte. Ce répondant, qui me paraissait si insaisissable, ne se soucie plus désormais du temps : alors qu’il met près de trente minutes pour se présenter, je me demande comment recadrer la suite de l’entretien ! Je le sens ouvert à moi comme un livre aux pages fragiles : à tout moment, je sens qu’il peut m’échapper, mais pour l’instant, il me livre ses secrets.

Dans son quotidien professionnel, Marc incarne tout à fait cette dialectique entre le disponible et l’indisponible. Pour Hartmut Rosa, le mouvement perpétuel qui rend le monde disponible a atteint ses limites et commence à se retourner contre lui-même3. Désormais, le monde « se retire, devient illisible et muet, et plus encore : il se révèle à la fois menacé et menaçant, et donc au bout du compte constitutivement indisponible »3(27). Un renversement dialectique qui peut conduire au renouvellement d’une agressivité à l’égard du monde3. En effet, Marc fait preuve de cynisme et de colère envers ses collègues lorsqu’ils lui posent des questions liées au travail, ce qui a pour effet de l’interrompre dans ses tâches. Alors, il a développé de nombreuses stratégies pour se rendre indisponible. En télétravail, durant la pandémie, il remplit son agenda Microsoft Teams au maximum pour bloquer les plages horaires vacantes. Ou, moins subtil, il s’est créé une « réunion avec lui-même » où il peut se connecter à tout moment pour marquer son indisponibilité. Une stratégie qui rappelle la « ruse de la connexion permanente », un concept développé par le sociologue Denis Monneuse, véritable « clair-obscur »4 qui consiste à utiliser activement la plateforme collaborative du travail pour s’y rendre (sur)visible, et disparaître pendant quelques heures ou quelques jours par la suite. D’ailleurs, souvent, Marc ne répond pas aux messages de ses collègues, à tel point que ces derniers s’inquiètent.

Au début du confinement, j’ai passé trois ou quatre jours sans parler à un collègue, et puis finalement c’est mon supérieur qui m’a contacté pour me dire : ça fait 4 jours que personne n’a de tes nouvelles, est-ce que tout va bien ?

Lorsqu’il travaillait au bureau, il optait pour un carton sur sa porte indiquant « ne déranger sous aucun prétexte ». Marc se sent obligé de rendre visible son indisponibilité pour la faire accepter. Pour quelqu’un qui aime être « invisible », je ressens qu’il prend paradoxalement un certain plaisir à me « montrer » son agenda en ligne avec sa fausse réunion, son espace de travail, son bureau.

Injonction à être visible

Pourtant, Marc n’hésite pas à répondre aux demandes de la haute direction via la tablette fournie par son travail, le soir et les fins de semaine : dans ce cas, non seulement il se rend disponible, mais aussi « joignable à toute heure ». Que ce soit pour se rendre disponible ou non, il répond inconsciemment à « l’injonction à la visibilité » dénoncée par Nicole Aubert et Claudine Haroche comme étant l’une des caractéristiques de la société hypermoderne, dépossédant les individus de leur intériorité5, une visibilité associée à un gage de disponibilité. Dans les sociétés où l’hypertrophie du regard fait oublier les autres sens8, être indisponible, est-ce être invisible ? Et être visible (physiquement, virtuellement, symboliquement), est-ce forcément être disponible pour l’autre ?

Dans la même veine, le sociologue Jean Pralong note que « l’art de se faire voir » est l’une des six compétences requises pour être un « télétravailleur performant »6. Dans un système de contrôle du travail aux résultats et non à l’heure, l’hypothèse peut être faite que ce « méta-travail » de visibilité (ou d’invisibilité dans le cas de Marc) contribue à l’allongement de l’horaire de travail. Une stratégie qui, paradoxalement, pourrait à la longue conduire au burn-out 7, puisque ce jeu d’absence/présence exige de faire appel à des ressources personnelles qui dépassent le cadre de l’exécution des tâches de travail, comme la gestion du temps et de la présentation de soi. L’art « de se faire voir » constitue donc une compétence à part entière, qui risque d’ailleurs de devenir de plus en plus l’une des qualités exigées par les recruteurs pour accéder à certains emplois.

Toutefois, si les travailleuses et travailleurs à distance peuvent surjouer la visibilité sur les moyens de communication de l’entreprise, ce jeu n’est pas sans conséquence. Le burn-out a été défini comme un « syndrome d’épuisement émotionnel, de dépersonnalisation et de perte de sentiment d’accomplissement personnel, susceptible de survenir chez des humains travaillant, de quelque façon que ce soit, avec d’autres êtres humains »7. Certains travaux ont montré que ce syndrome pouvait toucher tous les secteurs d’activité8, et donc concerner toutes personnes travaillant à distance. Les demandes liées au travail sont souvent la principale composante de l'épuisement professionnel, alors que le manque de ressources professionnelles serait principalement lié au désengagement du salarié ou de la salariée. Le travail supplémentaire de « se faire bien voir » en ligne constitue-t-il un effort supplémentaire pouvant mener à l’épuisement ?

Malheureusement, ce fut le cas pour Marc. Après près de deux heures (!) d’échanges où il parle de tout sauf de sa santé, il annonce, à la fin de la dernière question, qu’il a annulé notre rencontre la veille, car son médecin lui prescrivait un arrêt de travail. Verdict ? Épuisement professionnel. Une annonce qui m’atteint comme un boulet de canon, car, d’un coup, je relis les données sous un autre angle. Son cynisme, son indifférence, son agressivité passive envers ses collègues ne seraient peut-être pas, comme je l’envisageais, des stratégies communicationnelles conscientes, mais peut-être des symptômes de l’épuisement professionnel. Je me demande si notre rencontre risque de le bouleverser davantage. D’ailleurs, malgré sa prescription médicale, il continue de travailler. Il s’est présenté à notre rencontre. Il se rend « visible » chaque matin lors de la réunion d’équipe, mais s’en détache émotionnellement.

« Ça me passionne à peu près autant que de peindre un point bleu sur les trèfles dans le jardin. »

L’indisponibilité étant si péjorativement connotée dans les milieux de travail, Marc, même malade, continue à se présenter : ni totalement indisponible, ni totalement disponible, ce qui rappelle le concept de « semi-disponibilité » proposé par Hartmut Rosa3. La vraie indisponibilité, elle, reste un luxe qui semble inatteignable.

Le droit à la déconnexion comme indisponibilité ?

Dès lors, comment envisager « l’indisponibilité » dans un cadre de travail, dans un contexte où chacun et chacune est accessible en tout temps et tout lieu, via les technologies numériques ? En France, la Loi El Khomri de 2016, retranscrite dans le Code du Travail, prévoit un « droit à la déconnexion » pour les personnes salariées. Elle a été remise à l’ordre du jour à la fin du déconfinement au printemps 2020, pour prendre en compte les individus en télétravail. Désormais, l’employeur doit préciser en amont « les plages horaires pendant lesquelles le salarié est disponible », sachant que celui-ci est autorisé à prendre des pauses. Un projet de loi similaire est en discussion au Québec. Toutefois, cette loi n’est pas toujours bien respectée : si la loi incite à la déconnexion, force est de constater que les pratiques de surconnexion sont légion. Se « faire bien voir » prime parfois sur la santé mentale.

En attendant que le droit à l’« indisponibilité » soit (bien) respecté, reste la stratégie du clair-obscur, dont on peut penser que Marc, comme tant d'autres, continuera de faire usage.

Claire Estagnasié

SECTION : RECHERCHE

1

Dumez H. Méthodologie de la recherche qualitative: Les questions clés de la démarche compréhensive. Vuibert; 2016.

2

Blanchet A. L’enquête et Ses Méthodes: L’entretien. Armand Colin; 2007.

3

Rosa H. Rendre le monde indisponible. La Découverte; 2020.

4

Monneuse D. La stratégie du clair-obscur. Enjeux et mise en scène de la présence physique et numérique dans un cabinet de conseil. Communication et organisation. 2013;(44):87-98.

5

Aubert N, Haroche C. Les Tyrannies de La Visibilité. Erès; 2011.

6

Pralong J. FullRemoteSkills : quelles compétences pour être un télétravailleur performant ? Chaire Compétences, Employabilité et Décision RH de l’EM Normandie; 2020. Accessed January 8, 2021.

7

Maslach C, Jackson SE. The Maslach Burnout Inventory : Manual Edition. Consulting Psychologists Press. Palo Alto; 1986.

8

Demerouti E, Bakker A, Nachreiner F, Schaufeli WB. The job demands-resources model of burnout. Journal of Applied Psychology. 2001;86(3):499-512.