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Le développement personnel :
un rythme de vie contemporain?

Si le Québec d’avant la Révolution tranquille vivait au rythme de la religion chrétienne, plusieurs chercheurs observent dans les pays occidentaux, et ce, dès le début des années 1960 1 , un processus de « marginalisation » de la religion ; en d’autres termes, on note que, dans les sociétés modernes, la religion dite traditionnelle –celle des églises – se voit mise en périphérie de la vie des individus. Ce constat est au cœur des thèses sécularistes avancées par les sociologues des religions de cette époque, perspectives suggérant le déclin de la religion, voire sa disparition dans le monde contemporain 1.

Parallèlement à cela, certaines voix dissonantes interrogent cette idée du devenir « non religieux » des sociétés modernes occidentales. Parmi elles, on trouve celle du sociologue Thomas Luckmann, connu pour son ouvrage The Invisible Religion. Publié en 1967, il constitue un traité théorique qui s’articule autour d’une critique faite à l’endroit de la sociologie des religions des années 1960. Pour lui, le problème fondamental des recherches réalisées jusqu’alors sur le fait religieux est qu’elles se restreignent à l’étude des institutions ecclésiastiques. Il affirme que concevoir la religion exclusivement en fonction de sa forme traditionnelle – l’Église – génère un cadre conceptuel ne permettant pas d’appréhender les transformations connues par la religion dans le monde contemporain 2.

The Invisible Religion pose deux questions fondamentales aux études sociologiques des religions qui renvoient au problème de la sécularisation : 1) comment rendre compte de la marginalisation de la religion traditionnelle dans les sociétés modernes, et 2) que doit désormais être considéré comme religion par les sociologues ? Pour répondre à la première question, Luckmann propose de saisir la marginalisation de la religion traditionnelle comme une conséquence de la perte de signification du système de valeurs qu’elle sous-tend. En ce sens, le déclin des églises découlerait de l’incompatibilité entre leur univers de sens et celui de la culture des sociétés modernes ; de ce fait, il leur serait dorénavant impossible de donner sens à la vie des individus. C’est dans cette optique que Luckmann saisit la sécularisation moins comme une disparition de la religion qu’une modification de la place et de l’importance accordées à l’Église, à la religion visible.

Mais qu’est-ce qui devient religion dans les sociétés modernes ? Luckmann soutient que le système de valeurs qui se substituerait à celui des institutions religieuses serait encore plus important et significatif pour les individus que le précédent. Selon l’auteur, ce phénomène se traduirait par l’émancipation des valeurs qui donnent sens à la vie des individus dans la totalité du cadre institutionnel que représente l’Église; c’est dire que les valeurs peuvent se diffuser hors des sources ecclésiastiques. Par conséquent – et c’est là la thèse de Luckmann –, le processus de sécularisation ne mènerait pas à la disparition de la religion, mais à sa transformation. Luckmann qualifie cette religion d’« invisible », car celle-ci se manifesterait dans la vie des individus sans être perçue en tant que telle. Autrement dit, n’étant pas rattachée à aucune institution religieuse officielle, elle prendrait forme dans la vie des individus sans y être remarquée. Définissant la religion comme un système de significations donnant sens à la vie des individus, The Invisible Religion indique que la caractéristique principale de cette nouvelle forme de religion est la prédominance du thème de la « réalisation personnelle ».

Parce qu’elle avance la présence « invisible » d’une nouvelle forme de religion marquée par le thème de la réalisation personnelle, l’approche en sociologie des religions développée dans The Invisible Religion permet de porter un nouveau regard sur un phénomène social de plus en plus identifié par de nombreux chercheurs en sciences sociales : le développement personnel. En sociologie, ce phénomène est tantôt saisi comme un nouveau mode de socialisation3,4, tantôt comme une nouvelle forme de régulation des conduites 5,6,7. La conception dite « classique » du développement personnel8 l’appréhende tel un symptôme d’un malaise culturel9,10,11. Cette perspective suggère que des phénomènes sociaux tels que « le désinvestissement de la sphère publique, l’individualisme, la (dé)personnalisation des rapports sociaux, l’affaiblissement du rapport à la norme, la psychologisation, etc. »,12(89-91) ont mené à une « mutation anthropologique » où l’individu se détourne de l’univers public pour se replier sur luimême ; concept faisant référence à l’émergence d’une « nouvelle personnalité » jugée propre à l’individu contemporain, figure – aujourd’hui classique – de Narcisse.

Bien que le développement personnel soit principalement étudié comme un phénomène associé au domaine du « non religieux » – ses adeptes répugnant notamment à être identifiés comme personnes « religieuses » – quelques chercheurs contemporains de Luckmann 8,13,14 effectuent un rapprochement entre développement personnel et religion ; d’autres en démontrent effectivement les points communs15. Défini comme une « démarche visant l’accroissement des capacités individuelles ainsi que l’atteinte d’un sentiment de bien-être et d’épanouissement personnel »,16(67) ce phénomène se manifeste aujourd’hui à travers une large gamme de produits et de services tels que les « consultations individuelles, stages ou ateliers collectifs, ouvrages, revues, sites internet, produits de bien-être, etc. »16 (66). Des chercheurs 3,17 soulignent que – comme l’ont été les grandes religions avant lui – le développement personnel est désormais profondément enraciné dans le paysage social ordinaire des sociétés occidentales – notamment au Québec18. Désormais omniprésent, il apparaît si naturel qu’on ne le voit plus ; les idées et valeurs portées par ce phénomène sont en conformité avec le monde symbolique dans lequel les individus évoluent. Parce qu’il permet de répondre à une quête existentielle de sens17 et façonne les subjectivités contemporaines3,19, il apparaît que le développement personnel vient aujourd’hui rythmer nos vies quotidiennes comme une religion invisible19.

Virginie Beaulieu

Section 2 : Recherche

1

Desautels É. Le processus de sécularisation : l’implication des élites catholiques laïques (mémoire de maîtrise). Montréal: Université de Montréal; 2010.

1

Desautels É. Le processus de sécularisation : l’implication des élites catholiques laïques (mémoire de maîtrise). Montréal: Université de Montréal; 2010.

2

Luckmann T. The Invisible Religion: The Problem of Religion in Modern Society. New-York: Macmillan; 1967.

3

Illouz E. Hard Romance: Cinquante nuances de Grey et nous. Paris: Seuil, 2014.

4

Brunel V. Les managers de l'âme : le développement personnel en entreprise,nouvelle pratique de pouvoir?. Paris : La Découverte; 2004.

5

Rimke H. Governing citizens through self-help literature. Cultural Studies. 14(1); 2000: 61-78.

6

Brunel V. Sommes-nous entrés dans la société du développement personnel? France culture, par Matthieu Garrigou-Lagrange. Entretien en ligne: http://bit.ly/2pAhDYU, décembre 2015.

7

Otero M. Les règles de l'individualité contemporaine : santé mentale et société. Québec: Presses de l'Université Laval; 2003.

8

Meintel D. et Mossière, G. Tendances actuelles des rituels, pratiques et discours de guérison au sein des groupes religieux contemporains : quelques réflexions. Ethnologies. 2011; 33(1): 5-31.

9

Lasch C. La Culture du narcissisme. Paris: Climats; 2000.

10

Rieff P. The triumph of the therapeutic: uses of faith after Freud New York: Harper & Row; 1966.

10

Rieff P. The triumph of the therapeutic: uses of faith after Freud New York: Harper & Row; 1966.

11

Sennett R. Les Tyrannies de l’intimité. Paris: Éditions du Seuil; 1979

12

Marquis N. Sociologie de la pratique de lecture du “développement personnel“ en régime d’autonomie : du texte à l’expérience ». Thèse. Bruxelles: Facultés universitaires Saint-Louis; 2012

8

Meintel D. et Mossière, G. Tendances actuelles des rituels, pratiques et discours de guérison au sein des groupes religieux contemporains : quelques réflexions. Ethnologies. 2011; 33(1): 5-31.

13

Dortier J-F. et Testot, L. Le retour du religieux, un phénomène mondial. Sciences humaines. 2005; 160 :17-17.

14

Hervieu-Léger D. La religion en miettes ou la question des sectes. Paris : Calmann-Lévy; 2001.

15

Beaulieu V. Réflexions sur le religieux contemporain : le développement personnel vu par la sociologie des religions,Revue Scriptura [sous presse].

16

Requilé É. Entre souci de soi et réenchantement subjectif. Sens et portée du développement personnel. Mouvements. 2008; 54: 65-77.

16

Requilé É. Entre souci de soi et réenchantement subjectif. Sens et portée du développement personnel. Mouvements. 2008; 54: 65-77.

3

Illouz E. Hard Romance: Cinquante nuances de Grey et nous. Paris: Seuil, 2014

17

Marquis N. Du bien-être au marché du malaise : la société du développement personnel. Paris: Presses universitaires de France; 2014.

18

Lemieux R. et Milot, M. Les Croyances des Québécois esquisses pour une approche empirique. Québec: Presses de l’Université Laval; 1992.

17

Marquis N. Du bien-être au marché du malaise : la société du développement personnel. Paris: Presses universitaires de France; 2014.

3

Illouz E. Hard Romance: Cinquante nuances de Grey et nous. Paris: Seuil, 2014

19

Beaulieu V. Réflexions sur la religion invisible : le développement personnel vu par la sociologie des religions. Mémoire. Montréal: Université de Montréal;2016.

19

Beaulieu V. Réflexions sur la religion invisible : le développement personnel vu par la sociologie des religions. Mémoire. Montréal: Université de Montréal;2016.