L’éthique au communautaire : processus permanents entre penser et faire

Dès 1984, une urgence sanitaire émerge : la propagation du VIH par la consommation de drogue par injection, puis par inhalation. En 2016, ce sont des cas répétés de surdoses mortelles d’opioïdes qui alertent les Canadiens 1. Ces derniers cas ont alimenté les débats concernant l’établissement de sites d’injection supervisés autorisés, alors que s’organisaient déjà dans l’illégalité des groupes d’auto-support pour contrer ces différents problèmes 2. Ces débats publics gravitent autour d’une conception de la prise en charge : l’approche de réduction des méfaits (RdM). Cette dernière est utilisée aujourd’hui en intervention sociale afin de guider les pratiques des intervenants face à la consommation de drogues. Elle est affichée comme alternative et « a-morale » car elle serait non-moralisatrice face aux habitudes de consommation, mais aussi face aux comportements qui l’entourent. Elle est souvent définie en opposition à l’obligation d’abstinence et à la tolérance zéro.

Malgré cette volonté d’être a-morale, les acteurs de l’approche sont au cœur de la morale, car ils établissent une approche idéale, des valeurs idéales, puis ils les discutent tout en les mettant en pratique au quotidien. Ils créent et reproduisent ainsi des normes de pratiques. Par ailleurs, la RdM est riche en débats concernant les valeurs qu’elle doit défendre et les pratiques idéales qu’elle devrait adopter. De ce fait, le vécu quotidien de l’approche de RdM est un terreau fertile à l’analyse du rapport qu’ont les individus à la morale et à l'éthique. Être intervenant en RdM, c’est être en perpétuel questionnement sur soi et sur ses actions, entre penser et faire.

L’approche de RdM est établie en alternative à une tradition de soin trop longtemps tournée vers l’abstinence et la culpabilisation des personnes consommatrices. Elle émerge dans les années 1980 dans le milieu communautaire hollandais, à travers la création de groupes d’auto-support entre utilisateurs de drogues, qui revendiquaient l’autogestion de leur corps et leur vie. Ils s’opposaient notamment à un projet d’instauration d’un système de soins obligatoires pour les toxicomanes 3. Une réflexion collective concernant la consommation de drogues est amorcée à ce moment-là par différents groupes communautaires, particulièrement en opposition avec les façons de faire institutionnelles. Celles-ci fonctionnaient selon des normes d’abstinence, de prohibition, de tolérance zéro, le tout entrainant une forte stigmatisation des personnes consommatrices. La crise du SIDA a été enchâssée à l’institutionnalisation de la RdM puisque celle-ci permettait d’accéder à une population marginale et définie comme étant à risque.

Spécialisée en Anthropologie des moralités et des éthiques, je m’intéresse à la façon dont la morale est vécue au quotidien, à travers des normes et des valeurs. Elle est, en anthropologie, considérée comme un guide des pratiques individuelles et collectives. L’éthique est quant à elle le lieu d’interprétation des composantes d’une morale 4. Plus particulièrement, je questionne le vécu quotidien des normes et des valeurs dans l’action communautaire, qui est, elle aussi, créatrice de normes au sein d’une communauté restreinte. À travers le terme d’éthique, nous pouvons alors observer la manière dont les intervenants et les usagers en viennent à mettre en pratique un idéal de vivre ensemble.

L’organisme 5 sur lequel s’est concentrée ma recherche œuvre auprès des gens d’un quartier où consommation et pauvreté s’entremêlent. Il est guidé par ce que les intervenants nomment « le mandat de santé publique » : la prévention des infections transmises sexuellement et par le sang (ITSS). Ce dernier implique notamment la distribution de matériel stérile de consommation. Les intervenants utilisent cette mission pour apporter une aide et un soutien significatif aux personnes concernées. Ils tentent ainsi de promouvoir et de respecter un ensemble de valeurs, humanistes et solidaires. L’adhésion à ces valeurs implique un savoir-faire composé de façons d’agir et de réagir qui respectent des normes professionnelles. Puisque les intervenants adhèrent à ces valeurs et orientations, les discutent et les reproduisent, ils sont par définition des sujets moraux, dans un processus éthique permanent, entre penser et faire.

Quatre orientations ont été sélectionnée car elles étaient clairement promues par les intervenants, mais aussi par les usagers : la priorité mise sur la création d’un lien authentique avec les usagers, la proximité avec les gens et le quartier, l’accueil sans jugements et la tolérance. Les valeurs participent à créer une norme de pratique et un référent moral propre à leur communauté particulière. En effet, c’est en discutant et en se rappelant, en groupe, quelles sont leurs valeurs, que les intervenants adaptent leurs pratiques et les perpétuent. Ces dernières nécessitent un savoir-faire dans des actions quotidiennes qui semblent anodines, comme l’accueil d’un usager : certains intervenants considèrent que la base de l’accueil est le sourire, tandis que d’autres me spécifient que trop sourire peut aussi être nuisible. La réflexion de l’intervenant est guidée par une mise en place professionnelle. La profession, en tant qu’ensemble de mises en place (supervision, debriefings quotidiens, formations ou encore réunions d’équipe) participe donc à former les bonnes pratiques à adopter avec les usagers, et au maintien des valeurs dont se dote l’organisme.

Guider le lien implique en même temps d’y poser certaines limites. Les intervenants doivent en effet intégrer le milieu, y participer, tout en restant dans leur rôle professionnel de prise en charge : ils sont empathiques, mais pas amicaux ; ils doivent veiller au bien-être des usagers, mais aussi au leur, dans ce contexte émotionnel fort. La morale déontologique qui les influence apparait alors, c’est-à-dire un guide moral en lien avec leur statut de professionnel qu’ils doivent respecter.

Par exemple, pratiquer un accueil sans jugement implique parfois de rationaliser des émotions, souvent liées au sens commun. Tel est le cas pour les intervenants qui sont amenés à accompagner des futures mamans vers les institutions, qui, elles, jugeront de leurs capacités à prendre en charge leur enfant. Dans ce genre de cas, le rôle des intervenants n’est pas de décider des critères de normalité du cadre familial. Le directeur m’explique par ailleurs que beaucoup de femmes ont des enfants tout en vivant dans la rue. Un autre intervenant me dira en entretien : « je suis qui pour savoir qui est prête à être mère ou pas? ». Ils ne sont donc amenés à juger ni les choix des usagers impliquées ni les décisions des institutions de protection de l’enfance.

Face à une incompréhension ou un ressentiment, les intervenants vont généralement en discuter à travers les espaces professionnels où ils analysent leurs ressentis à la lumière de leur rôle. Ils confrontent alors une moralité de sens commun qui indique qu’une femme qui consomme de la drogue et qui pratique le travail du sexe ne serait pas apte à avoir un enfant. Ils sont ainsi amenés à en revoir le sens. À travers ce cheminement, les intervenants font un parcours éthique sur eux-mêmes : ils se remettent en question pour faire selon les valeurs que porte l’organisme. Ils effectuent une négociation, parfois difficile, entre leurs idéaux d’aide d’une population vulnérable, leurs construits sociaux et émotionnels, ainsi que la mission qui les oriente. Le sens qu’ils donnent à leurs actions doit à la fois participer à la reconnaissance de leur pratique professionnelle ainsi qu’à celle de leur propre identité en tant que sujets moraux : les intervenants me parleront parfois de travail sur soi pour « être de meilleurs intervenants, mais aussi de meilleurs humains » (entretien avec un intervenant).

Les intervenants sont libres de leurs choix et de discuter du sens qu’ils accordent à leur pratique et leurs valeurs, mais ils sont aussi cadrés par les limites imposées de la structure sociale au sein de laquelle ils agissent. Ces limites apparaissent lors de difficultés interrelationnelles, comme lorsque la communication est impossible.

À un moment, un intervenant rencontre un usager dans la rue, et ce dernier, fâché pour diverses raisons, en vient à l’insulter violemment. Les valeurs de l’intervenant lui indiquent d’aller au-delà de la simple distribution de matériel de consommation et de venir en aide à la personne. Mais l’intervenant est dans une impasse. Il en discute plus tard en réunion d’équipe : « Esti qu’on est pas aidants! Les gens vont pas bien pis on leur donne des tubes [à crack]! ». Il en vient à questionner le bien-fondé de leur mission. En d’autres termes, que faire si on ne peut pas aider les gens à aller mieux? Si on ne peut que leur donner de quoi continuer à se droguer?

La discussion se conclut ainsi : dans une telle situation, l’intervenant doit se limiter au don de matériel, puis s’en aller. Pour se justifier, l’équipe fait référence au mandat de santé publique : limiter la propagation des ITSS. En effet, la simple distribution de matériel est ici une réponse à une double limite de l’idéal des intervenants : d’un côté le mal-être des personnes qu’ils côtoient, et de l’autre, leur mandat de proximité avec les personnes, et l’impossibilité de refuser le don de matériel. La moralité séculière (basée sur le contrôle socio-sanitaire) de la santé publique est donc concrètement mobilisée comme guide de pratique, lorsque le lien communicationnel entre intervenant et usager échoue.

À la rencontre de plusieurs facteurs (ici la réclamation de droits face à un système médical oppressant, croisé avec la problématique du SIDA), des techniques alternatives ont émergées puis se sont institutionnalisées. Dans le cas de l’approche de RdM, ce processus a mené à des discussions concernant des normes morales établies (ici l’abstinence de drogues, la prohibition 6, et la stigmatisation des personnes consommatrices) qui s’opérationnalisent: il s’agit de processus éthiques. Basés sur l’humanisme, le pragmatisme et la tolérance envers l’autre, d’autres normes de pratiques apparaissent dans le quotidien de l’action. Ces normes deviennent idéales. Cet ensemble de possibilités et de limites imposées aux intervenants forme donc un processus double, un « processus en spiral qui fait de l’éthique un lieu de production de normes morales qui seront remises en question par la compétence éthique, individuelle et collective »7.

Et l’idéal pensé doit se transformer en faire. Ce faire implique d’autres faires : se juger soi-même face aux autres, repenser nos ancrages sociaux et émotionnels pour devenir de « meilleurs humains », puis le mettre en pratique malgré de nombreuses limites. Celles-ci sont construites en interaction simultanée, et selon les circonstances, par plusieurs types de référents moraux qui coconstruisent les façons de faire au communautaire : la communauté morale d’aide aux personnes stigmatisées et marginalisées, la morale déontologique qui replace cette communauté morale dans un cadre professionnel, la morale de sens commun qui est sans cesse remise en question pour correspondre à leurs idéaux d’aide, puis la moralité séculière de contrôle sanitaire relié à la santé publique qui rappelle l’urgence des ITSS. Faire en accord avec la morale implique une multitude de négociations, entre soi-même et les autres. Face aux institutions, la liberté de penser et de faire est primordiale pour ceux et celles quotidiennement en proximité avec des personnes stigmatisées.

Anais Baridon

Section 2 : Recherche

1

Johnson L. Drug overdoses claim unprecedented 922 lives in B.C. in 2016. CBC News. http://www.cbc.ca/news/canada/british-columbia/overdose-death-statistics-2016-1.3941224. 2017.

2

Mise à jour sur la recherche : Les sites d’injection supervisée au Canada : passé, présent et futur. http://www.catie.ca/fr/pdm/automne-2017/mise-jour-recherche-les-sites-injection-supervisee-canada-passe-present-futur. Accédé 27 juillet 2018.

3

Toufik A. Les groupes d’auto-support d’usagers de drogues | Anne Coppel. 1997. http://www.annecoppel.fr/les-groupes-dauto-support-dusagers-de-drogues/. Accédé 26 juillet 2017.

4

Laidlaw J. For an Anthropology of Ethics and Freedom. The Journal of the Royal Anthropological Institute. 2002; 8(2): 311-332.

5

L’anonymat de cet organisme doit être tenu.

6

Lors de la recherche j’ai souvent rencontré des employés qui remettent en question la prohibition. Le fait même que les ministères de santé accordent des fonds à de tels organismes montrent qu’il y a une sorte de brèche de cette législation qui permet de remettre en question ses fondements.

7

Massé R. Les groupes communautaires comme espaces moraux. Chicoutimi: J.-M. Tremblay; 2009.