L’ambiguïté comme rigueur épistémologique

Depuis trois ans, j’étudie et travaille pour des projets environnementaux à Madagascar. Les cadres conceptuels et méthodologiques classiques ont rapidement été contraignants dans leur application terrain et douteux d’un point de vue éthique. La pratique de l’ambiguïté, en tant que guide dans la construction de la pensée, m’est alors apparue comme un garde-fou pour contourner l’inclination de l’étudiante chercheuse à trop rapidement suivre les normes dictant les procédés de recherche. En effet, la pensée scientifique est aussi constitutive de prémisses situées dans la considération du réel 1. Questionner les a priori plonge l’étudiante chercheuse dans un exercice qui amène à considérer la multiplicité des existants et la pluralité de leur mode d’existence 2.

Une telle démarche s’inscrit dans une réflexion critique à propos de la communauté scientifique dominante qui favorise l’abstraction au dam de la sensation, le raisonnement au détriment de l’intuition, le dualisme aux dépens de l’ambiguïté. Les savoirs scientifiques véhiculent, pour la plupart, une vision du monde qui engendre la création de dichotomies irréconciliables : « raison/corps ; culture/nature ; rationnel/intuitif ; abstrait/concret ; objectif/subjectif »3(17). Les mouvements de faire, sentir et penser sont alors séparés, entrainant cette crispation entre d’une part l’exigence de la méthode propre à la science qui écarte les passions et de l’autre la recherche de sens profond qui se trouve obstruée par une logique réductrice et sécurisante1(35).

Les savoirs scientifiques ont documentés et « prouvés » les changements climatiques depuis le début de l’ère industrielle4, mais les ont souvent traités de manière apolitique5 et asensible6. Si les sciences sont strictes dans leurs méthodes, elles négligent tout ce que celles-ci n’arrivent pas à couvrir1 — laissant le monde aussi maigre que la méthode qui l’appréhende7. Davantage de connaissances à propos des changements climatiques ne nous ont pas permis d’être en situation d’agir8. Le pouvoir d’agir individuel ou collectif s’opère également dans les dimensions du sensible et de l’affect9 que les sciences écartent par souci de rigueur et de précision7. Ce choix dévalorise la place du sensible, au profit du rationnel. C’est ce que soutiennent Pirsig et Pons, quand ils disent que la rationalité apparaît aujourd’hui comme « un agent au service d’une société occidentale d’une telle puissance hégémonique qu’elle a presque réussi à discréditer tous les autres modes de pensées »précision10(141).

Dévier des règles régissant les modalités de légitimation universitaire peut générer un isolement intellectuel découlant de « la dimension sociopolitique de la recherche qui, loin d’être neutre, se révèle normative »précision11(113). Des pressions peuvent être exercées sur l’étudiante chercheuse pour l’amener à choisir son camp12, parce que la délimitation fait de vous une apprentie structurée, non ambiguë et donc crédible scientifiquement. Or, pour obtenir cette reconnaissance, il faut satisfaire les normes de la communauté scientifique 13, même si celle-ci peut se faire l’ambassadrice d’une forme de colonialisme et de sexisme14,15,16,17,18,19,. Attendu que les changements climatiques sont à la fois politiques, sociaux, scientifiques et naturels, il est difficile de les insérer dans les découpages propres à la doxa scientifique et parce que le projet se déroulait à Madagascar, avec dix membres de l’Organisation de la Société Civile pour l’Environnement, il aurait été impérialiste d’utiliser les procédés classiques de recherche.

Privé de l’éblouissement des Lumières, on voit plus clairement l’ambiguïté

Quand on atterrit à Madagascar, la terre est sombre et le ciel est illuminé20. Ce renversement des lumières physiques est un exemple significatif pour saisir les différents contextes à partir desquels la vie, le savoir et notre place comme humain sont abordés. Grâce à l’électrification, nous développons une expérience radicalement transformée des espaces et du temps et il est éclairant de la resituer comme un élément non acquis (voir non nécessaire) pour l’ensemble du monde. Les cosmologies découlant d’une existence « sans électricité » s’inscrivent dans une composition relationnelle au monde différente mais pas moins vraie ou moins juste. Côtoyer et valoriser cette pluralité est à mon sens un pas vers la dé-colonisation de la science21. Lorsque l’étudiante-chercheure s’intéresse à des « objets hybrides », de surcroit dans des territoires et des cultures colonisés, la posture de l’ambiguïté peut devenir une pratique de résistance épistémologique.

Pour ce projet, j’ai incarné la posture de l’ambiguïté en refusant de faire des choix binaires par exemple entre une posture critique ou compréhensive, entre l’intervention et la création, entre l’affect et la raison. J’ai adopté une certaine « indiscipline », en n’établissant pas de cadre théorique en amont, en formulant des intentions de recherche plutôt que des questions précises, en proposant une méthodologie volontairement floue (car à concrétiser au cours de l’expérience de recherche). Cette ambiguïté a permis d’adapter le projet aux mouvements de la vie, au contexte sociopolitique22 partiellement imprévisible de Madagascar. Le manque de clarté et d’étapes définies a quant à lui permis aux personnes de s’approprier le projet en formulant des orientations et des objections. Cette pratique de l’ambiguïté a offert une ouverture pour être attentive « aux valeurs, aux pratiques et aux élans différents de ceux des pratiques scientifiques occidentales » 23

Concrètement, cela m’a amenée à critiquer la manière dogmatiquement unifiée de concevoir la nature du monde. La vision galiléenne a réduit la nature à l’état de matière inerte 24. Quant à la découverte des lois de la nature, pour Descartes, elle devait permettre d’en devenir maitre et possesseur 25. Ces conceptions scientifiques ont participé à la chosification de la nature qui a depuis été conceptualisée en un « objet », principalement physique, qu’il fallait dominer par la technique et les sciences souvent dans une perspective utilitaire26. Ce dualisme entre les « existants possédant uniquement des propriétés physiques » [les choses] et les « existants possédant des propriétés morales » [les personnes] est au fondement des sciences27 et constitue une perte de diversité pour la pensée. Dans la mesure où la dégradation environnementale est aussi la conséquence des modes de connaissances occidentaux par lesquels nous avons façonné « les progrès » et leur universalité28, les changements climatiques combinés aux vulnérabilités engendrées pour les populations opprimées sont des traces des limites de la rationalité et du savoir scientifique29.

En ménageant une place au sensible, aux sentiments et aux intérêts, en concevant que la nature est irréductible aux seules qualités matérielles et physiques23, il est alors possible de réintroduire l'ambiguïté comme guide d'investigation. En considérant la société et la culture ainsi que les facultés humaines et la nature physique comme des substances interreliées30, les changements climatiques ne sont plus uniquement un problème environnemental, mais plutôt un réseau dense de relations complexes des humains avec le monde.

Cette proposition n’est pas complète, mais en ne « désanimant pas la matière et en ne suranimant pas les humains »31(159), elle éclaire ce double rapport d’intériorité inextricable : des natures traversées de social et des sociétés traversées de nature32. En abordant les changements climatiques par les expériences et les créations artistiques du groupe avec lequel j’ai travaillé, les chiffres et les modèles climatiques ont été traduits en émotions, en images, en poésies. Nous ne parlions plus uniquement de gaz à effets de serre ou d’augmentation des températures, mais de craintes, d’injustices, de relation au vivant, de révoltes, de domination occidentale, d’empathie, d’insécurité alimentaire et même – en dépit de mes fortes résistances et de mes yeux levés au ciel – de mystérieux et de religieux. Une méthodologie communicationnelle qui mêle art et relations pour fonder du sens en politisant et socialisant un phénomène dit « de la nature ». Cette méthodologie, le groupe l’a appelé « communication profonde »33 .

En chemin vers l’ambiguïté

L’appareillage scientifique, les méthodologies bien huilées, les problèmes-types, sont certes efficaces, mais derrière ce que les sciences donnent à voir de la réalité, on pressent le mouvement continuel de strates irréductibles à la rationalité7. L’ ambiguïté est en ce sens, une manière d'accéder à un autre rapport à la connaissance. Certes, il faut s’accoutumer à l’air raréfié de la certitude, à l’immensité des réponses et des questions qui surgissent. Toutefois, l’ambiguïté permet d’appréhender humblement les sciences comme un processus de lucidité qu’Albert Jacquard (1990) explique comme suit :

L’objectif premier de l’effort scientifique n’est pas, contrairement à une croyance largement répandue, l’efficacité de l’action sur l’univers qui nous entoure […] c’est avant tout une recherche de lucidité […] Les progrès scientifiques les plus décisifs sont ceux qui nous donnent le moyen de mieux interroger34(13).

Cultiver l’ambiguïté ne signifie pas fermer la porte à la rationalité en soi, mais plutôt former sa capacité à exister avec d’autres manières de penser. C’est faire le projet d’une communauté scientifique qui comprend la nécessité de la prise de risque et l’exigence de l’instabilité intellectuelle. C’est chercher à se protéger des systèmes de pensées dominants et à renouveler sa liberté d’esprit pour saisir d’autres expériences.

Être plus souvent dérangée, émue, bouleversée …

KAREL LOPES

SECTION : RECHERCHE

1

Cordonnier V. L’ambiguïté du désir de connaître en science et en philosophie selon Nietzsche. Philosophique. 2007 ; (10) : 25-59.

1

Cordonnier V. L’ambiguïté du désir de connaître en science et en philosophie selon Nietzsche. Philosophique. 2007 ; (10) : 25-59.

1

Cordonnier V. L’ambiguïté du désir de connaître en science et en philosophie selon Nietzsche. Philosophique. 2007 ; (10) : 25-59.

2

James W, Lapoujade D, Galetic S. Philosophie de l’expérience: un univers pluraliste. Paris : La Découverte ; 2007.

3

Dorlin E. Sexe, genre et sexualités: introduction à la théorie féministe. 1. éd. Paris: Presses Univ. de France ; 2008.

4

Bonneuil C; Fressoz J-B. L’événement Anthropocène: La Terre, l’histoire et Nous. Paris : Seuil ; 2013.

5

Comby J-B. La Question Climatique: Genèse et Dépolitisation d’un Problème Public. Paris: Raisons d’agir; 2015.

6

Abram D. Comment la terre s’est tue: pour une écologie des sens. Paris : La Découverte ; 2013.

7

Reeves H. La terre et les hommes. Lisez! ; 2017.

7

Reeves H. La terre et les hommes. Lisez! ; 2017.

8

Corbett JB, Clark B. The Arts and Humanities in Climate Change Engagement. Climate Science. May 2017.

9

Sauvé L, Orellana I. Conjuguer rigueur, équité, créativité et amour : l’exigence de la criticité en éducation relative à l’environnement. Éducation relative à l’environnement : Regards – Recherches – Réflexions. 2008; (7):7-13.

10

Pirsig RM, Pons M. Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes. Paris : Seuil; 2013.

11

Bétrisey F.Désir. Conditions et politiques de reconnaissance du chercheur en sciences sociales: réflexions sur la performance de terrain et d’écriture. Nouvelles perspectives en sciences sociales. 2017;13(1):91–116.

12

Tricoire E. Alteracadémisme. Revue électronique des sciences humaines et sociales. November 2005. https://www.espacestemps.net/articles/alteracademisme/.

13

Gould SJ, Chabert J. La Mal-mesure de l’homme: l’intelligence sous la toise des savants. Paris: Éditions Ramsay; 1983.

14

Lasvergnas I. Repères dans l’évolution d’une épistémologie féministe. Cahiers de recherche sociologique. 1986; 4(1):5.

15

Breslau, D. La science, le sexisme et l’Ecole de Chicago. Actes de la Recherche en Sciences Sociales. 1990; 85(1):94-95.

16

Paty M. Science et Colonialisme. Presses Universitaires de france; 1997.

17

Plumwood V. Androcentrism and Anthrocentrism: Parallels and Politics. Ethics and the Environment. 1996; 1(2): 119–152.

18

Harding SG. Is Science Multicultural?: Postcolonialisms, Feminisms, and Epistemologies. Indiana University Press; 1998.

19

Benessaieh A. La perspective postcoloniale. Voir le monde différemment. Dan O ‘Meara et Alex McLeod, dirs; 2010 :365–378.

20

22,9 % de la population malgache a accès à l’électrification. Information de : Banque Mondiale. Accès à l’électricité (% de la population) | Data; : https://donnees.banquemondiale.org/indicator/EG.ELC.ACCS.ZS?end=2016&locations=MG&start=1990&view=chart. Publié en 2016

21

Nandy A. Colonization of the mind. Dans : The Post-Development Reader. Londres : Atlantic Highlands, N.J. : Dhaka : Halifax, N.S. : Cape Town: Zed Books ; University Press ; Fernwood Pub. ; David Philip; 1997:168-178.

22

Le terrain de recherche s’est déroulé pendant les élections présidentielles de 2018 où 36 candidats étaient en course. À l’issu du deuxième tour, Andry Rajoelina, leader du coup d’État de 2009 et de l’exil du président Marc Ravalomanana se retrouve au deuxième tour face à ce dernier.

23

Thésée G, Carr PR. Une proposition d’élargissement de la dimension critique en éducation relative à l’environnement: la résistance éco-épistémologique. Éducation relative à l’environnement. 2008.

23

Thésée G, Carr PR. Une proposition d’élargissement de la dimension critique en éducation relative à l’environnement: la résistance éco-épistémologique. Éducation relative à l’environnement. 2008.

24

Naess A. Une écosophie pour la vie: introduction à l’écologie profonde. Paris : Seuil ; 2017.

25

Descartes R. Discours de la méthode: pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences. Paris: Librio; 2018.

26

Zarka YC. L’inappropriabilité de la Terre: principe d’une refondation philosophique face aux enjeux de notre temps. Paris: Armand Colin; 2014.

27

Gille B. De l’écologie symbolique à l’écologie politique. Anthropologie des controverses environnementales chez les Salish côtiers. Tracés Revue de Sciences humaines. 2012;(22):85-103.

28

Leff E. Savoir environnemental : épistémologie, rationalité et dialogue de savoirs – Enjeux et défis pour l’éducation. Dans: Éducation et Environnement : Un Croisement de Savoirs. Montréal : Les cahiers scientifiques de l’ACFAS (Association francophone pour le savoir); 2005:49-65.

29

Leff E, Albarracín ES. La complexité environnementale. Ecologie politique. 2015; 51(2):159-171.

30

Descola P. Constructing natures: symbolic ecology and social practice. In: Descola P, Gísli Pálsson, eds. Nature and Society: Anthropological Perspectives. Vol European Association of Social Anthropologists. Londres: Routledge; 1996 :82-102.

31

Latour B. Face à Gaïa: Huit Conférences Sur Le Nouveau Régime Climatique. Paris: La Découverte; 2015.

32

Bonneuil C, Joly P-B. La fabrique conjointe des sciences et des sociétés. Repères. 2013:3-20.

33

Traduit de la langue Sakalava « Jijy Vahatra ».

34

Jacquard A. Au péril de la science?: interrogations d’un généticien. Paris: Seuil; 1990.