Femmes passantes en Méditerranée: Quels enjeux
à considérer pour des politiques migratoires
plus adaptées?

Alors que les États traversés par des flux migratoires tendent à percevoir ces passages comme des transgressions, les individus qui décident d’entreprendre un exil les perçoivent plutôt comme une nécessité pour leur survie. Pour les femmes, ces passages migratoires vers ce qu’elles espèrent être une vie meilleure s’avèrent encore plus complexes à achever en raison des normes sociales et des violences auxquelles elles sont confrontées, sans oublier leur vulnérabilité économique1 (58). Des contraintes qui s’ajoutent aux mesures de surveillance, aux barrières de barbelés et à la xénophobie auxquels sont massivement confrontés tous les migrant.e.s, en particulier celles et ceux en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient qui se retrouvent désormais face à la politique « forteresse » développée par l’Europe depuis 20152. Symbole de voie de passage des pays dits du Sud vers l’Occident et la sécurité qu’il incarne, la mer Méditerranée se retrouve aujourd’hui en position de bassin migratoire principal dans le monde.

Les représentations de genre stéréotypées qui mettent de l’avant les hommes comme actifs dans les guerres et les prises de décisions d’un côté, et les femmes comme victimes passives de l’autre persistent, mais les récits migratoires contemporains montrent que cette réalité est pourtant révolue3(2). Suite aux conflits dans le Sahel, beaucoup de femmes n’ont pas hésité à se déplacer et à fuir seules et avec des enfants à charge4. Trop longtemps invisibles dans l’étude des mouvements migratoires et perçues comme accompagnantes de l’homme, les femmes peuvent être des protagonistes de la migration, et leurs réalités spécifiques devraient être un motif d’élaboration de nouvelles politiques migratoires plus adaptées et inclusives.

Les femmes représentent actuellement 51% de la population migratoire de la planète, 50% du nombre de réfugié.e.s5 et 47% des immigré.e.s en Europe6. Face à leur importance démographique et surtout aux implications particulières que soulève leur traversée vers un idéal de vie meilleure, une discussion qui croise les domaines de la migration avec ceux du genre et des violences inhérentes aux conditions féminines s’impose. Il importe en fait de se sensibiliser et de se conscientiser face à la réalité migratoire des femmes qui entreprennent un passage en Méditerranée pour mieux savoir les accompagner et les soutenir dans leur transition vers une vie alternative.

Une vulnérabilité spécifique et additionnelle

Avant même d’entreprendre une migration, les femmes trainent avec elles une double peine. Elles fuient les conflits et les mauvaises conditions de vie qui motivent plus généralement l’exil, tout en fuyant très souvent des violences sexuelles comme le viol de guerre ou l’excision. Leur exposition à ces violences corporelles et psychologiques demeure accrue même une fois leur traversée entamée. L’agence ONU Femmes estime à cet effet « qu’au moins une réfugiée ou femme déplacée sur cinq a déjà été victime de violence sexuelle »7. Dans le cas des migrantes qui fuient des conflits internationaux comme celui en Syrie ou des discriminations ethniques comme celles au Darfour, le périple migratoire implique également un traumatisme qui émane de l’épreuve physique, psychique et sociale des persécutions et des violences subites, mais aussi de la rupture avec la société natale, de la traversée maritime, du passage vers une nouvelle vie et de la transplantation vers un univers social et culturel différent8(223). Le processus de demande d’asile une fois arrivée en Europe emmène lui aussi son lot d’angoisse puisque les violences de genre subites dans les pays d’origine comme l’excision ne sont pas reconnues dans la majorité des cas comme persécutions et donc comme motifs d’asile. Plusieurs femmes migrantes mariées, victimes de violences conjugales, craignent de leur côté de se faire expulser si elles quittent leur époux. Ayant rarement accès à des mécanismes de dénonciation de leurs violences, de soutien et de reconstruction post-conflit, les migrantes continuent à ressentir une violence et un traumatisme une fois installées en Europe.

Ne faisant pas exception au reste de la population migratoire, les femmes se retrouvent tout au long de leur passage méditerranéen tout autant aux prises avec des difficultés d’insertion économique qui découlent de leur constant déplacement, de leur impossibilité d’obtenir le droit de travail ou de leur confinement fréquent dans un centre d’accueil de réfugié.e.s9(76). Les femmes migrantes ont par contre encore plus d’entraves à surmonter afin de trouver des activités durables et génératrices de revenus. Leur vulnérabilité économique spécifique découle d’une disqualification sociale qui persiste dans les normes de la plupart des pays occidentaux et qui leur cause une discrimination sur les maigres marchés du travail qu’elles côtoieront. Les migrantes deviennent ainsi à risque d’être confinées dans des métiers plus traditionnellement associés aux femmes comme la couture et le travail domestique. Plusieurs organismes d’insertion sociale pour immigrantes en Europe, lorsqu’il y en a, tendent également à reproduire ces inégalités et ces divisions en leur proposant des activités tout autant reliées à des domaines «féminins» et ne promeuvent ni leur développement, ni leur autonomisation. Face à la sexuation de leurs perspectives d’emplois, les femmes migrantes deviennent beaucoup plus proies à l’exploitation, au mariage précoce et aux proxénètes10 (8).

Le droit de passage, un droit vital

Les passages en Méditerranée découlent de conflits et de conditions de vie précaires ou menaçantes et la possibilité de fuir, d’être protégé.e et de s’établir dans un nouveau lieu sûr est un droit reconnu en droit international. La portée et l’application de ce droit restent cependant limitées. Seuls 48 pays ont par exemple ratifié la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleur.se.s migrant.e.s, et le Pacte mondial sur les migrations demeure non contraignant juridiquement. En considérant l’homme comme référent universel et en ne mentionnant pas la double discrimination qui s’abat sur les migrantes, la jurisprudence tend d’ailleurs à privilégier les hommes et à ne considérer que les enjeux auxquels ils sont confrontés. Combinée à une sémantique des discours sur les migrations qui attise la peur et véhicule des stéréotypes, des lacunes préoccupantes persistent11 (262). Toute aspiration à créer des lois et des politiques migratoires européennes mais également internationales plus adaptées et inclusives devrait passer par une prise en charge et surtout, une reconnaissance des traumatismes psychologiques et des enjeux soulevés par la spécificité des parcours des femmes migrantes.

La Convention de 1951 relative au statut des réfugié.e.s recommande aux États dans son préambule « d’assurer aux réfugiés l’exercice le plus large possible des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ». Il inhère de la responsabilité internationale collective d’implanter des standards de respect des droits fondamentaux aux réfugié.e.s et en particulier aux femmes qui sont exposées à des violations additionnelles de leurs droits et libertés durant leurs parcours migratoires12 (74). Afin d’assurer un respect de telles normes de droit international et de reconnaitre aux migrantes leur droit à la protection, la situation des femmes migrantes et leurs besoins spécifiques se doivent de sortir de l’ombre et d’intégrer les débats publics, et surtout les agendas politiques.

Sans considérer les migrantes comme des victimes qui ont besoin d’être sauvées, car l’étude de leurs parcours révèle qu’elles sont de véritables protagonistes dont la résilience est inspirante13, il serait possible d’inclure plus de considérations sur les réalités spécifiques des femmes migrantes dans les politiques européennes de traitement des demandes d’asiles et, comme appelle à le faire l’agence ONU-Femmes, de mettre en place plus de projets qui les ciblent et qui permettraient leur autonomisation et le respect de leurs droits et libertés pour qu’une vie plus stable, autonome et en sécurité leur devienne atteignable6. Les politiques migratoires actuelles méritent d’être révisées et adaptées à la réalité des femmes passantes en Méditerranée, sans quoi la double discrimination qui s’abat sur elles ne pourra être apaisée.

AÏCHA MADI

SECTION : RECHERCHE

1

Kapur A. Makeshift Migrants and Law. New Delhi : Routeldge; 2010.

2

Fur, J. L’union de l’Europe forteresse: France Inter. https://bit.ly/2EZI86O. Consultée le 2 juin 2020.

3

Turshen M, Twagiramariya C. Ce que font les femmes en temps de guerre : Genre et conflit en Afrique. Paris : L’Harmattan ; 2001.

4

Femmes et migrations, réfugiées ou immigrées, la double peine : TV5 Monde. https://bit.ly/321EGBH. Consultée le 15 février 2020.

5

Selon la Convention de Genève de 1951, pour être considéré comme réfugiée, une personne doit se trouver hors de son pays d’origine et craindre avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

6

ONU FEMMES. Les réfugiés et les migrantes. https://bit.ly/2QQZSUf Consultée le 15 février 2020.

7

Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Réfugiés – Les traumatismes de l’exil : Le rôle humanitaire de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Genève : Brulyant-Bruxelles ; 1988.

8

Roulleau-Berger L. Migrer au féminin. Paris : Presses universitaires de France : 2010.

10

UNHCR. UNHCR Review of Gender Equality in Operations; 2016.

9

Gratadour A. Les limites du droit dans la compréhension de l’afflux migratoire syrien.

10

Feller E, Türk V, Nicholson F. La protection des réfugiés en droit international:UNHCR. Bruxelles : Larcier ; 2008.

11

Morokvasic M. Émigration des femmes : suivre, fuir ou lutter. Dans : Verschuur C, Reysoo F. Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations. Paris : L’Harmattan; 2005 :55-65.Études internationales : 2018.