Et si j’oubliais ?

Je travaille sur le documentaire interactif depuis quelques années déjà. C’est par le cinéma que j’en suis venue à l’étudier, alors que je tentais de trouver un sujet de maîtrise qui m’ancrerait davantage dans la « modernité » tout en restant près d’un sujet qui m’animait (le cinéma). En 2010, je suis tombée sur un numéro du 24 images titré « Rêver l’ONF de demain» 1. On y abordait notamment le « tournant numérique » entrepris par l’Office national du film du Canada (ONF) quelques années plus tôt, entre autres avec la création de l’ONF/interactif. Cette nouvelle division avait (et a toujours) pour mandat d’explorer les formes d’écritures numériques et interactives par la production d’œuvres documentaires dites « interactives ». À l’époque, la forme était plus ou moins bien définie, et souvent mal comprise. Nos paramètres de comparaison, généralement filmiques, n’étaient pas forcément les bons 2 .

Aujourd’hui, même si son langage évolue constamment, on peut toutefois dire que le documentaire interactif renvoie à toute œuvre qui fait appel au numérique pour documenter le réel 3. Les formes sont diverses 4 (webdocumentaires, applications mobiles, essais interactifs, jeux documentaires, visualisations de données, etc.), mais presque toujours transmédiatiques et, bien entendu, interactives 5. Seul devant son écran, le spectateur (certains 6 diront « spect-acteur ») pourra, par exemple, intervenir sur le récit en choisissant l’ordre des contenus à visionner, en alignant à sa guise les séquences, ou encore en intégrant du contenu, en devenant l’un des personnages ou en prenant des décisions qui influenceront la suite du récit. Celui-ci sera plus ou moins linéaire et en partie ouvert : son écriture ne reposera donc plus strictement sur le travail de ses créateurs, mais aussi sur celui du spectateur.

Avec les années, j’en suis venue à visionner plusieurs documentaires interactifs, dont certains ont habité mon quotidien pendant un temps. Songeant à tous ces souvenirs que je garde des films que j’ai visionnés, je me suis interrogée sur les traces que pourraient laisser sur moi mes nombreux visionnements interactifs. Je me suis rappelé en détail, parfois avec nostalgie, mais toujours avec bonheur, ces nuits blanches passées avec mes cinq amies d’enfance à enchaîner les films d’horreur et les suspenses. J’ai songé à tous ces films que j’aime revoir, ceux de Kurosawa, de Bergman, de Miyazaki, de Wes Anderson, les westerns spaghettis ou encore les films (pas toujours bons) qui ont marqué mon enfance. J’ai réalisé à quel point j’aimais discuter de ces souvenirs avec ceux et celles avec qui je les partage, de façon directe ou indirecte. Certaines personnes (mes amies d’enfance), certains événements (les nuits de films), lieux 7 (le sous-sol de mes parents) et objets (un boîtier VHS) raniment mes souvenirs ou s’y associent. En sera-t-il ainsi des documentaires interactifs que j’aurai visionnés durant mes études?

Puis mes pensées ont bifurqué vers tous ces films qui ont connu la pellicule aussi bien que le VHS, le DVD, le Blue Ray, les .WAV et autres formats numériques (en ligne ou sur nos disques durs). Si mes souvenirs de films sont en partie maintenus par ce qui me reste de leur expérience d’écoute, ils le sont aussi parce que la plupart de ces films existent toujours, parce qu’ils ont acquis une forme d’existence physique, que leur « document », physique ou numérique, existe toujours 8. Des institutions comme l’ONF, la Cinémathèque québécoise ou encore le projet Éléphant de Québecor se sont ainsi donné pour mission de préserver ces films et tous les autres : parce qu’ils constituent une forme d’art; parce qu’ils ont marqué certaines générations; parce qu’ils témoignent de qui nous sommes ou de qui nous avons été; parce que plusieurs font maintenant partie de notre héritage culturel; parce qu’ils nous racontent et racontent. Le média filmique, en ce sens, sert d’archive à notre mémoire collective 9. Le documentaire interactif acquerra-t-il un jour cette même valeur?

Pourrai-je visionner tous les documentaires interactifs que j’aurai utilisés pour mes recherches dans cinq ou dix ans? Ce documentaire interactif que j’ai aimé, conçu avec Adobe Flash 10 , sera-t-il toujours accessible dans les années à venir? Quelqu’un quelque part décidera-t-il qu’il importe de le préserver? Si je perds son URL exacte, son titre apparaîtra-t-il seulement dans les résultats de mon moteur de recherche? Qui décidera de le transposer vers un nouveau format et selon quels critères? La transition sera-t-elle simplement trop complexe sur le plan technique? Que restera-t-il, alors, de mes (nos) souvenirs, mais aussi, et surtout, des histoires qui auront été racontées au travers de ces œuvres, de la façon dont les documentaires interactifs auront dépeint le monde? Si je crains pour ma propre mémoire – et que je suis par ailleurs nostalgique d’une certaine matérialité et de l’idée de « posséder » l’œuvre –, je crains bien plus encore pour nos mémoires collectives. Le documentaire interactif est-il seulement fait pour perdurer?

***

Si nous nous souvenons personnellement ou collectivement d’un objet culturel, c’est qu’il a laissé une empreinte ou qu’il est devenu un repère. Nous l’avons partagé et, parfois, nous y avons toujours accès malgré sa désuétude. Ultimement, un tel objet et ce qu’il représente se transmettent d’une génération à une autre, évoquent une certaine époque, un moment précis 11 . Ils font écho à un temps qui n’est plus; ils servent à mieux comprendre qui nous sommes. En ce sens, il importe de les préserver. Il importe que nous ayons accès à certaines des œuvres des plus grands cinéastes, des plus grands artistes visuels, des plus grands écrivains et écrivaines, mais aussi à celles de personnes moins connues.

Dans le cas du documentaire interactif, un premier défi de taille se pose : celui de l’archivage. À ce titre, il se pourrait bien qu’un jour, nous ne puissions plus consulter plusieurs documentaires interactifs, que ce soit parce que les méandres du Web les auront absorbés ou parce que les plateformes pour lesquelles ils auront été conçus seront devenues obsolètes 12 . En outre, le documentaire interactif explore des structures narratives qui se veulent en rupture avec celles propres aux médias de masse 13 , car elles redéfinissent les balises de l’auteuriat (le « producteur ») et le rôle du spectateur (le « récepteur »). Le documentaire interactif est ainsi une forme d’expression collaborative : plusieurs participent à son écriture, à différents stades, et plusieurs sont appelés à faire vivre son récit. Avec lui, la formulation d’une seule et même histoire n’est pas toujours possible, et pas forcément voulue. Le spectateur performe son écoute; c’est l’expérience de visionnement, l’interaction, le moment qui importent. L’œuvre n’est donc rien sans celui qui la consulte, son histoire n’est pas racontée, ni sur le plan figuré ni sur le plan littéral. Autrement dit, le documentaire interactif n’a pas d’existence concrète sans celui qui le « regarde ».

Se pourrait-il alors que le documentaire interactif, sorte de performance documentaire, ne soit pas fait pour être archivé, du moins pas comme on archive un film? Se rapprocherait-il davantage de la tradition orale, où une histoire est racontée de diverses manières par différentes personnes, à différents moments? Aux côtés des autres formes d’expression interactive et numérique, nous dirigerait-il vers une nouvelle manière de concevoir l’empreinte de nos récits médiatiques et annoncerait-il la transformation de nos modes d’inscription 14 ? Son interactivité lui concéderait ainsi une sorte d’éphémérité, celle du geste posé qui ne peut ensuite qu’être raconté, jamais revécu, sinon autrement. Peut-être devrais-je alors me détacher de ma nostalgie, celle de vouloir à tout coup préserver mon souvenir et ce qui peut le réanimer. Après tout, est-ce si grave d’oublier?

Karelle Arsenault

Section 2 : Recherche

1

Disponible en entier sur plateforme Érudit : http://bit.ly/2FaFPIv

2

Tom Perlmutter, commissaires de l’époque à l’ONF, parlait d’ailleurs d’une « nouvelle grammaire » (Jean M., Loiselle M.-C. Entretien avec Tom Perlmutter. 24 images. 2010; 149: 21-25).

3

Aston J., Gaudenzi S., Rose M. (dir.) i-Docs. The Evolving Practices of Interactive Documentary. New York : Wallflower Press; 2017.

4

Le projet Highrise de Katerina Cizek (National Film Board of Canada) est l’un des documentaires interactifs les plus connus dans le milieu (http://highrise.nfb.ca/). Pour des exemples de documentaires interactifs, voir les œuvres de l’ONF/interactif (https://www.onf.ca/interactif/) ou la « _docubase » du MIT Open Documentary Lab (http://docubase.mit.edu/).

5

Il existe différentes formes d’interactivité. On peut, notamment, distinguer l’interactivité qui nous permet de naviguer dans l’œuvre, d’accéder à différentes interfaces, de celle qui nous permet d’altérer l’œuvre et de prendre part à la construction du récit.

6

Entre autres repris dans O’Flynn S. Documentary’s Metamorphic Form: Webdoc, Interactive, Transmedia Participatory Beyond. Studies in Documentary Film.2012; 6(2): 141-158.

7

Pickering M., Keightley E. Photography, Music, and Memory: Pieces of the Past in Everyday Life. Houndmills : Palgrave Macmillan; 2015.

8

Vissman C. Files: Law and Media Technology. Stanford : Stanford University Press; 2008.

9

Mayer-Schönberger V. Delete: The Virtue of Forgetting in the Digital Age. Princeton : Princeton University Press; 2009.

10

Adobe Systems a annoncé en juillet 2017 la fin de Flash Player, qui sera abandonné par les principaux navigateurs d’ici 2020.

11

Du Gay P. (dir.) Doing Cultural Studies: The Story of the Sony Walkman (2re ed.). Londres : Sage Publications; 2013.

12

Voir les réflexions de Williams Uricchio sur l’obsolescence. Ce dernier s’exprimait d’ailleurs sur la question le 5 mai 2017 au Centre Phi : Mémoire numérique. Assurer la pérennité des nouvelles formes de documentaires (http://bit.ly/2qzyqir).

13

Landsberg A. Prosthetic Memory. The Transformation of American Remembrance in the Age of Mass Culture. New York : Columbia University Press; 2004.

14

Gitelman L. Always Already New: Media, History, and the Data of Culture. Cambridge/Londres : MIT Press; 2006.