Est-il nécessaire d’avoir des grands-parents « modestes » pour faire de la politique en France?

L’élection d’Emmanuel Macron et d’une majorité législative de son parti La République en Marche a pu être présentée comme un renouvellement de la classe politique en France. Ces nouveaux élus partagent cependant des origines sociales tout aussi privilégiées que leurs prédécesseurs. Si remonter son arbre généalogique permet à certain-e-s dirigeant-e-s politiques de se présenter comme proche du « peuple », encore faut-il suivre les bonnes branches!

Le premier chapitre de l’ouvrage de campagne du nouveau président de la République Emmanuel Macron s’ouvre sur l’histoire de l’ascension sociale de sa famille. Bien que né « dans une famille de médecins hospitaliers », le candidat alors en campagne précise que « [ses] grands-parents étaient enseignant, cheminot, assistante sociale et ingénieur des ponts et chaussées. Tous venaient de milieux modestes »1(8). Dans une entrevue parue dans le journal Le Monde, l’ancienne ministre française de la Culture Fleur Pellerin tenait elle aussi à nous en apprendre davantage sur son arbre généalogique : « Ma grand-mère maternelle était domestique, son mari, routier (…) Quant à mes grands-parents paternels, c’étaient des hussards de la République, instituteurs et employés de mairie dans un tout petit village de Mayenne »2. S’il restait des doutes quant à ses origines populaires, celle-ci est même en mesure de retracer son histoire familiale jusqu’au XVIIe siècle. Elle et son mari, tous deux énarques, ont ainsi parmi leurs ascendants des tailleurs d’ardoise des journaliers et mêmes des domestiques. Ces déclarations ne sont pas sans rappeler de façon troublante une précédente confession de l’ancien président de la République François Hollande : « Mon grand-père maternel, petit tailleur d’origine savoyarde, vivait avec sa famille dans un modeste deux-pièces à Paris. Mon grand-père paternel, lui, était instituteur, issu d’une famille de paysans pauvres du nord de la France3. » Ces identités publiques rattachent donc ces personnalités politiques à des histoires familiales (plus ou moins) populaires : Le Monde paysan et la figure de l’instituteur pour François Hollande, un cheminot et un ingénieur pour Emmanuel Macron, mais… tous « issus de milieux modestes » ! Elles sont pourtant le produit de sélections stratégiques dans des arbres généalogiques aux origines sociales bien plus variées. D’autres histoires familiales souligneraient par exemple le fait que le père de Fleur Pellerin poussa tout de même ses études jusqu’au doctorat en physique nucléaire, ou encore que le père de François Hollande était médecin ORL. Mais loin d’être des « fils » et des « filles de », les dirigeants et dirigeantes politiques ne seraient-ils pas bien davantage des « petits fils » et « petites filles »… d’instituteurs et de tailleurs d’ardoise?

Bien entendu, ces ancrages sociaux sélectifs – tout véridiques qu’ils puissent être — servent des discours et des enjeux politiques. Les (auto) biographies doivent surtout se lire comme des « stratégies identitaires » 4(40), fluctuantes selon les contextes et ajustées aux enjeux de la bonne « présentation de soi ». Ainsi, François Hollande comme Emmanuel Macron n’ont pas oublié d’où ils venaient – ou plutôt d’où leurs grands-parents venaient — et ils ne sauraient être accusés de mépris de classe. Lorsqu’on accuse François Hollande de parler des pauvres comme de « sans-dents », c’est « un coup porté à [sa] vie toute entière » 3. Lorsqu’Emmanuel Macron lance à un salarié gréviste que « la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler », il parle en connaissance de cause. Sa famille ne s’est-elle pas élevée socialement « par le travail et par le talent »? De même, Fleur Pellerin n’est pas un pur produit de l’École Nationale d’Administration (ENA), qui selon elle serait accusée à tort d’être un « outil bourdieusien de reproduction sociale » 2 ; la responsabilité du sociologue Pierre Bourdieu dans la confection de cet outil restant à déterminer. L’ancienne ministre aspire bien davantage à représenter le symbole de la réussite du modèle méritocratique républicain français.

Se représenter – à tort ou à raison — comme issu d’un milieu populaire ou du « monde ordinaire » est une stratégie identitaire parmi d’autres et pas seulement au sein de la classe politique française. Pensons par exemple à la dernière campagne fédérale canadienne de 2015 et à l’assertion répétée du candidat NPD Thomas Mulcair se présentant comme « le deuxième de dix enfants d’une grande famille de la classe moyenne qui a dû travailler fort pour joindre les deux bouts »5. Ces histoires familiales sont donc des histoires à double titre : des histoires chronologiques, mais surtout des histoires que l’on (se) raconte. Si ces éléments fragmentaires mettent en lumière des enjeux stratégiques et politiques, ils soulignent également la difficile objectivation des parcours biographiques des dominant-e-s. Analyser leur trajectoire présuppose de ne pas prendre pour argent comptant ce qu’eux-mêmes en disent. En ce sens, le personnel politique et leurs récits de famille ne sont qu’un cas-limite de « L’illusion biographique» 6(62-63) à laquelle toute vie est soumise lorsqu’on prétend la raconter, avec ses justifications rétrospectives, ses velléités interprétatives et son ambition d’avoir une logique cohérente que l’on pourrait retracer. Reste la très faible présence des classes populaires au sein même des instances représentatives nationales. En France, seulement 3% des élu-e-s à l’Assemblée Nationale étaient précédemment employé-e-s ou ouvrier-ère-s 7. Et le constat d’une très large surreprésentation des classes supérieures prévaut également au sein de l’Assemblée nationale du Québec 8. Mais la représentation n’est-elle pas aussi le fait de rendre présente une réalité absente 9 ?

Antoine Mazot-Oudin

Section 4 : Critique

1

Macron, E. . Révolution. XO Éditions : Paris; 2017.

2

Cojean, A. Fleur Pellerin, « Je ne suis ni une intrigante, ni une carriériste ». Le Monde. 21 février 2016 : http://lemde.fr/20UWu6H

3

Raffy, S. Hollande et les ‟sans-dents“. « C’est un mensonge qui me blesse », Le Nouvel Observateur (Paris). 11 septembre 2014 : http://bit.ly/2E6ifh4

4

Collovald, A., Identité(s) stratégique(s). Actes de la recherche en sciences sociales. 1988; 73.

3

Raffy, S. Hollande et les ‟sans-dents“. « C’est un mensonge qui me blesse », Le Nouvel Observateur (Paris). 11 septembre 2014 : http://bit.ly/2E6ifh4

2

Cojean, A. Fleur Pellerin, « Je ne suis ni une intrigante, ni une carriériste ». Le Monde. 21 février 2016 : http://lemde.fr/20UWu6H

5

Leblanc, D. Mulcair en mode séduction. La Presse (Montréal). 22 août 2015 : http://bit.ly/2DI9jAD

6

Bourdieu, P. L’illusion biographique. Actes de la recherche en sciences sociales. 1986.

7

Observatoire des Inégalités. L’Assemblée ne compte quasiment plus de représentants des milieux populaires. Observatoire des Inégalités. 12 juin 2017 : http://bit.ly/2rC9R67

8

Paquin, M., Un portrait des députés québécois élus en 2003, 2007, 2008, Politique et Sociétés, 2010

10

Sintomer Y. Les sens de la représentation politique : usages et mésusages d'une notion, Raisons politiques. 2013; 50 (2),.