De la salle au cell, réflexions sur une présence cinématographique en ligne

Montréal, janvier 2020. Une panne de métro matinale sur la ligne verte nous maintient dans des wagons éteints, éclairés de l’extérieur par les lumières de la station Joliette. Dans l’attente, tout le monde se penche sur son cellulaire : une panoplie d’écrans bleutés se reflètent sur les visages, attirent leurs regards et les y maintiennent absorbés. Des gestes communs d’une relative nouveauté, facilités par une offre croissante d’appareils multifonctions et par le développement constant de la large bande. Toustes se penchent sur Facebook ou Instagram, certains jouent sur une application, d’autres encore visionnent un épisode de la série populaire qu’iels bingent activement. Une image en noir et blanc se dégage d’un petit écran à proximité : son propriétaire contemple l’une des premières œuvres d’Akira Kurosawa, Sanshiro Sugata (La légende du grand Judo, 1943). Confiné dans un cadre rectangulaire de quelques centimètres de diamètre, la proposition esthétique du maître du cinéma nous attire par la découpe de sa lumière sur les visages et les lieux, le jeu des textures et la composition visuelle. À travers un ensemble de contenants similaires, l’image d’une grande finesse transcende l’écran du cellulaire : le cinéma éclate aussi à travers les plus petites toiles.

Un nouveau paradigme

La possibilité de visionner des contenus audiovisuels d’une grande qualité en ligne est un phénomène plutôt récent : il a fallu attendre le développement massif des réseaux haute-vitesse des années 2000 pour concevoir la présence en importante quantité de films sur internet. Depuis, les pratiques de visionnage des films en ligne se sont normalisées : en 2019, environ 57% des Québécois.es étaient abonné.es à au moins une plateforme audiovisuelle1(17), alors que l’on délaisse de plus en plus les DVD/Blu-ray2(76). Une cinquantaine de services de streaming en ligne devraient être disponibles au Canada au cours de l’année 2020, alors qu’il en existe déjà plus de 300 aux États-Unis, toutes tailles confondues 3. L’expérience du cinéma s’est élargie jusqu’à atteindre des écrans de plus en plus petits comme ceux de l’ordinateur, de la tablette ou du téléphone.

La présence parfois hégémonique de certains services en ligne conduit nécessairement à une redéfinition de l’expérience du cinéma. L’arrivée de nouveaux dispositifs a depuis toujours fait craindre pour la pérennité du médium2(79), autant avec la télévision que les VHS et DVD/Blu-Ray. S’il est désormais possible d’accéder aux œuvres sur de multiples plateformes et que cette multiplicité affecte le dispositif de diffusion d’origine, nous ne pouvons toutefois pas en présager la fin. Au contraire, à travers la « multiécranicité » du cinéma 2, nous assistons à une possible complémentarité des pratiques de visionnement : entre l’intime et le collectif, il est désormais autant possible de s’immerger dans le film que d’être submergé.e par celui-ci.

Les oppositions complémentaires

L’expérience complète du cinéma se définit encore par la salle : c’est au milieu d’un espace entièrement consacré à la projection que le film trouve la liberté de se déployer intégralement. Dans un environnement caractérisé par sa noirceur, le projecteur transperce l’ombre opaque de la salle par un mince filet lumineux qui vient s’étendre sur l’écran destiné à le recevoir. L’image y naît comme une apparition sur la toile4(24) et devient alors la seule raison d’être de cet espace autrement saugrenu, que des inconnu.e.s n’hésitent pas à habiter aux seules fins d’une expérience qui les dépasse. L’environnement sonore engendré par les multiples haut-parleurs placés de chaque côté de la salle achève le processus d’absorption de son auditoire4(22) : celui-ci devient rapidement submergé par le film qu’il observe, le regard levé sur la toile comme sur une vague qui s’apprête à le terrasser. Dans une salle, le cinéma se présente plus fort que la somme de ses témoins.

Le visionnement à la maison sur de plus petits écrans ne remplit pas les mêmes fonctions : le cinéma ne cherche alors pas à engloutir son environnement, mais plutôt à s’insérer dans le quotidien. Un film peut même se limiter à un petit écran de tablette ou de cellulaire et se contenter des sons métalliques qui en jaillissent. L’œuvre rivalise alors avec les autres éléments d’un même espace, qui menacent de déconcentrer l’attention qu’elle tente de conserver tout à elle. C’est alors l’individu qui se retrouve en position de force : au mieux, celui-ci choisit de s’immerger complètement dans le film, la tête penchée sur son écran, en plongée sur l’œuvre qu’il domine. Dans d’autres circonstances, l’œuvre est écoutée distraitement et s’oublie rapidement, son souvenir vaguement mêlé à l’activité ambiante du moment comme le complément d’une routine ponctuée d’éclats lyriques. Godard avait vu juste en affirmant que le cinéma fait lever les yeux alors que la télévision les fait baisser4(25) : l’ordinateur sur les genoux ou le cellulaire au creux de la main sont l’illustration même de sa description de notre posture vis-à-vis les dispositifs mobiles.

Les petits écrans bénéficient certainement d’une qualité que n’aura jamais la salle : celle de l’ubiquité. Avec les tablettes et cellulaires, le visionnement du cinéma s’exerce n’importe où et en tout temps. En trouvant de nouveaux débouchés, « la culture cinématographique est devenue une partie essentielle de la culture tout court »4(19), soit la culture du quotidien, arrachée aux espaces plus élitistes. Le cinéma n’est alors plus monument : il se transporte, se met sur pause et se retrouve parfois dans des environnements qui ne l’ont jamais connu jusqu’alors. Le cinéma se pose dans les cafés, les salles d’attente et les wagons de métro. En perdant le prestige du lieu qui lui est dédié, il fait désormais partie du commun et s’allie à la routine. Tel un livre ou un album de musique chéri, il accompagne l’oisiveté de l’attente et permet une traversée sublimée du réel. L’écoute d’un film d’auteur japonais dans le métro, éclairé par l’entrecoupement des lumières d’un tunnel, élargit les multiples formes du cinéma qui n’est alors plus seulement qu’une destination : il devient voyage dans le voyage.

Ce constat ne fait pas ombrage à l’expérience du cinéma en salle, qui s’en retrouve actualisée par contraste. La présence du cinéma sur de plus petits écrans permet de combler des désirs d’ubiquité, mais elle ne peut se substituer à l’écran fondateur du septième art : les limitations liées au visionnage d’un film sur des écrans de plus en plus modestes pourraient au contraire valoriser les qualités intrinsèques de l’expérience en salle. Le cinéma en salle reste une expérience sociale valorisant la mise en commun de sensibilités magnifiées par une projection plus grande que nature. Le dispositif de projection de la salle autorise le ou la cinéphile à s’évader de soi et de la redondance de sa routine. Elle permet la synchronie de sensations et d’émotions, la rencontre de subjectivités et invite ainsi au partage. Représentant encore aujourd’hui le seul « lieu collectif, socialisé, dévolu au cinéma »4(23), c’est la salle qui permet la projection hors du temps présent et l’expérience d’une suspension de la vie et du monde.

Les initiatives cinéphiliques l’ont compris : les séances de questions-réponses abondent de plus en plus dans les festivals ou dans les grilles horaires des petites salles intéressées au cinéma d’auteur. Le public en est d’ailleurs de plus en plus friand : certains des festivals de cinéma les plus importants de Montréal comme les RIDM ou le FNC ont vu leurs revenus de billetterie augmenter dans les dernières années, tout comme l’implication des assistances dans les rencontres avec les cinéastes suivant la projection des films6,7. De nouvelles salles indépendantes voient le jour à Montréal et à Québec et proposent une expérience qui diffère de celle des multiplexes orientés sur le divertissement, malgré des impératifs de rentabilité analogues. Les petits établissements, en réaction aux nouvelles pratiques de visionnement, se recentreraient donc sur des formes d’interaction humaines entre les audiences et l’œuvre qui se prêtent particulièrement bien à la matérialité de la salle.

Il serait ainsi possible d’arguer que l’écoute sur de plus petits écrans pourrait à la fois contribuer à une valorisation de la consommation du cinéma, qui fait désormais partie des gestes routiniers, et à la fois stimuler l’intérêt pour les autres formes à travers lesquelles il se manifeste. Le cinéma, dont l’incarnation se voit démultipliée, devient rituel du quotidien. Il n’en reste pas moins un art de la transcendance : les limites de l’écoute sur les petits écrans pourraient alors donner l’envie d’une expérience totale de cinéma. La « cinématisation » de l’espace domestique que permet le visionnement sur de plus petits écrans2(78) entraîne nécessairement « le déclin de la centralité institutionnelle du cinéma » ; néanmoins, ce phénomène est également accompagné par « la hausse de son influence culturelle »5(25). De par ses multiples manifestations, le cinéma atteste donc sa pertinence.

Les incarnations plurielles du cinéma

L’arrivée et la popularisation de nouveaux dispositifs de visionnement incitent certainement à l’exploration des formes à travers lesquelles le cinéma se déploie. Cependant, ces phénomènes ne peuvent être considérés comme des indicateurs de son déclin. Ainsi, bien qu’il semble que la projection des films en salle fournira toujours l’expérience la plus holistique du cinéma, un film oublié des années 1940 surgissant sur un écran de cellulaire parmi tant d’autres, comme une fulgurance intemporelle, réussit à reprendre ses droits sur le quotidien en nous projetant hors d’un wagon de métro immobilisé en pleine heure de pointe.

Justine Dorval

SECTION : RECHERCHE

1

CEFRIO. Portrait numérique des foyers québécois. NETendances édition 2019. 2020;10(4). https://bit.ly/3hYuFdU

2

Poirier C. Cinéma, numérique et « multiécranicité » au Québec. Considérations empiriques et réflexives. Recherche Sociographiques. 2017;58(1):65-91. doi:https://doi.org/10.7202/1039931ar

3

Mathys C, Tanguay P, Ruel M, Desormiers L, Dubé-Morneau S, Brisson-Cardin C. Plus proche, plus vaste, plus rapide: Tendances 2020. Fonds des médias du Canada; 2020:55.https://bit.ly/354TFMM

4

Aumont J. Que reste-t-il du cinéma? Riv Estet. 2011;(46):17-31. doi:10.4000/estetica.1634

5

Lipovetsky G, Serroy J. L’écran Global: Culture-Médias et Cinéma à l’âge Hypermoderne. Éditions du Seuil; 2007.

6

Girard Deltruc N. Entrevue avec Nicolas Girard Deltruc par Justine Dorval. Published online 2018. https://bit.ly/3bnfGaY

7

Gourd-Mercado M. Entrevue avec Mara Gourd-Mercad par Justine Dorval. Published online January 18, 2019. https://bit.ly/32UMKTY