Chambre noire : entre matérialité
et pouvoir

Deux articles parus dernièrement, différents en apparence, partagent une vision similaire du pouvoir. Le premier, paru dans le New York Times au début du mois de février, s’intitule « The Tyranny of Convenience », que je traduis ici par « la Tyrannie du confort ». L’auteur, Tim Wu, aborde la notion de confort et d’efficacité technologique qui mène, selon lui, à une homogénéité du savoir et de l’action, ce qui provoque une perte de pouvoir :

With its promise of smooth, effortless efficiency, it threatens to erase the sort of struggles and challenges that help give meaning to life. Created to free us, it can become a constraint on what we are willing to do, and thus in a subtle way it can enslave us.1

L’autre article, paru en mars dernier sur le site de Radio-Canada, aborde quant à lui l’autogestion. Il s’intitule « Bâtiment 7, le rêve fou de l’autogestion à Pointe-Saint-Charles»2. L’entrevue menée par Frank Desoer dépeint la lutte populaire qui a permis la prise en main et la gestion d’un ancien bâtiment industriel de l’arrondissement du Sud-Ouest de Montréal. Ces deux articles évoquent, chacun à leur manière, la notion de pouvoir : le premier par l’obstacle et la lenteur, le second par l’échange et l’entraide. C’est donc le pouvoir créatif et producteur qui agit ici comme liant. Le pouvoir du faire, porteur des collectivités.

Bien qu’il ne soit pas l’objet de ces articles, le médium photographique offre une lorgnette pour aborder ces notions. Le pouvoir qui émane du faire peut effectivement être mesuré et compris dans le laboratoire de production qu’est la chambre noire. Cet espace technologique où sont développés et produits des tirages photographiques à partir de pellicule argentique noir et blanc, représente selon moi l’image même de l’union entre les notions d’échange, de partage, de lenteur et d’obstacle. Je tenterai de démontrer comment ces dernières parlent, à travers ce lieu bien particulier, du pouvoir. D’ailleurs, ce n’est certainement pas un hasard si le fameux projet à vocation sociale du Bâtiment 7 de Pointe-Saint-Charles, en plus d’un pôle alimentaire, d’ateliers de menuiseries et de mécanique et d’un centre de petite-enfance, abritera d’ici peu en ses murs plusieurs ateliers d’artistes et… une chambre noire communautaire.

Nouvelle vocation

Le démantèlement progressif des chambres noires industrielles, provoqué par l’émergence de la photographie numérique, a favorisé un glissement du savoir-faire, percolant du professionnel vers l’amateur, de la spécialité vers l’artisanat. Ces espaces, et surtout les matériaux et équipements qui les constituaient, ont été peu à peu rapatriés dans un but fondamentalement différent. Pour diverses raisons, ces espaces, ces équipements et ces savoirs ont suscité un vif intérêt de la part des passionnés de la photographie, des curieux et curieuses, des nostalgiques, des artistes et des activistes. Depuis une dizaine d’années, Montréal a vu apparaitre une multitude de chambres noires communautaires. Souvent installées dans les quartiers populaires (Centre-sud, Plateau-est, Pointe-Saint-Charles), ces installations sont prises en charge par des communautés habitées par des valeurs à tendance sociale. Ces nouveaux espaces sont maintenant des environnements collaboratifs où l’entraide et l’échange ont pris le dessus sur l’efficacité. Ce sont des lieux de partage de connaissances où photographes initiés et novices discutent d’un mode de production d’images qui, souvent menacé de disparition, survit pour des raisons de mysticisme, de sensualité ou même, selon les dires de certains, de qualité. C’est ce curieux mélange de nostalgie, d’engagement et de magie qui aura peut-être permis la renaissance de ces espaces et de ces savoirs.

Pour avoir gravité autour de ces lieux, j’ai réalisé que les argentistes3 communautaires constituent un amalgame d’individus hétérogènes, allant de l’artiste à l’artisan ou artisane, en passant par l’activiste. J’explorerai donc ces derniers groupes qui, selon moi, apportent un angle nouveau sur ces espaces. En mettant en relation les théories de Bruno Latour sur l’épreuve et les écrits de Richard Sennett sur l’atelier et le savoir de la main, la chambre noire paraît agir comme médium d’une forme d’activisme politique.

La chambre noire et l’atelier de l’artisan

Dans son bel ouvrage « The Craftman » (la culture de l’artisanat), Richard Sennett reconnait et démontre l’immense rôle joué par le travail manuel dans la construction du savoir collectif. Pour le sociologue américain, la tête et la main sont interreliées socialement et participent conjointement à la connaissance et à l’échange. Il consacre un chapitre de l’essai à l’atelier de l’artisan du Moyen-âge où il évoque son aspect communautaire. Selon Sennett, il y avait dans l’atelier, « une assimilation sous la forme d’un savoir tacite, non dit et non codifié verbalement, dont l’atelier était le théâtre, et qui devenait les milles petits gestes quotidiens qui finissent par constituer une pratique »4(109). Il y a une certaine résonance entre l’atelier du Moyen-âge de Sennett et la chambre noire d’aujourd’hui. En effet, en occupant la chambre noire argentique, l’artisan-photographe se réapproprie en même temps un savoir-faire artisanal.

Dans la chambre noire du 21e siècle, ce savoir, soit la production d’images par l’agrandissement de négatifs, est transmis de maitre à élève dans une attitude communautariste. Ces ateliers sont donc des espaces d’échanges où se discute et se transmet un savoir-faire inspiré de l’artisanat. C’est ce « capital savoir»4(82) qui permet à ces espaces d’exister et de survivre. Dans cette optique, l’atelier est autant un espace de savoir-faire qu’un lieu physique, car il est un « espace productif dans lequel les gens traitent en face à face des problèmes d’autorité»4(78). Sennett avance ici que l’autorité, en se discutant, permet la transmission d’un savoir-faire puisque c’est en (re)questionnant ce dernier qu’il passe du maitre à l’élève. L’autonomie dans le travail donne le pouvoir de créer et la liberté d’agir.

En considérant la chambre noire comme un atelier où il y a transmission de savoir-faire, l’argentiste devient alchimiste. Il développe le pouvoir de transformer le papier en image, qu’il fabrique, polit et façonne à sa manière. Il a ensuite le pouvoir de partager son savoir-faire, favorisant ainsi l’entraide et le partage à l’intérieur de sa communauté.

Socialiser, c’est matérialiser

Le lien intime entre la matérialisation de l’image photographique et la socialisation du travail photographique nous fait glisser vers Latour et son ouvrage de 2010, Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques. Ce dernier démontre la relation très étroite entre le développement des techniques et le contexte historique et social. «Matérialiser c’est socialiser; socialiser c’est matérialiser »5(65) : par ce simple slogan, Latour illustre la frontière très floue entre l’usage des techniques et le développement des sociétés humaines.

Les argentistes choisissent ce médium pour un ensemble de raisons sans doute très intimes et personnelles, allant de sa sensualité, à l’aspect en vogue du « analog revival », en passant par la nostalgie. Cependant, et peu importe la raison de ce choix, les argentistes sont obligatoirement confrontés à cette matérialité propre qu’est la pellicule photographique et devront très certainement faire face aux problèmes techniques qui, immanquablement, surviendront lors de son utilisation. C’est ici qu’entre en jeu la notion latourrienne de l’épreuve, qui fait écho à la notion de lutte dans l’article de Wu :

Il est à peu près impossible de ne pas être idéaliste avec la matière technique quand tout va bien et matérialiste dès que les choses ne se passent pas comme prévu…C’est pour cela que j’insiste tellement sur la notion d’épreuve. C’est dans l’épreuve seulement que l’on devient matérialiste, c’est à dire conscient des matériaux divers qui composent une action quelconque.5(51)

Latour, en mettant en relation les postures idéaliste et matérialiste, donne ici une justification de l’utilisation du médium argentique qui nous sort des motivations tendancielles. Latour propose une posture matérialiste basée sur un certain chaos, un beau hasard ou une magie aléatoire. Il y a chez l’argentiste une quête de matérialité. Bien entendu, le travail nécessaire à la pratique de la photographie numérique possède une matérialité propre aussi réelle que la photographie argentique, mais c’est la conscience de cette matérialité qui est moins présente, tellement dissimulée que cette dernière tend à disparaitre.

De plus, le processus numérique tend à masquer l’épreuve et à laisser croire que cette dernière est peu probable, voire impossible. Bien qu’elle soit tout à fait réelle, l’épreuve dans la photographie numérique, lorsqu’elle survient, n’implique pas le photographe de la même façon que dans la photographie argentique. En effet, changer le capteur d’un appareil numérique, remplacer un disque dans un ordinateur (disques qui sont de plus en plus difficiles d’accès), calibrer le profil d’une imprimante numérique ou modifier la colorimétrie d’un moniteur demandent la présence de l’expert ou de l’experte. Le ou la spécialiste possède une « expertise » si pointue, qu’elle ne permet pas à l’amateur de se confronter à la matérialité de la photographie. Ainsi, l’expert conserve une partie du pouvoir de faire, ce qui freine la socialisation relative à cette pratique.

C’est par l’entraide et le partage de connaissances que les groupuscules d’argentistes manifestent leur pouvoir. Celui de faire, de produire. Ils et elles sont davantage autonomes face à l’épreuve, ce qui leur offre plus de liberté sur leur médium. Par l’installation et la prise en charge d’une chambre noire, il devient possible pour une communauté de marquer sa souveraineté dans la fabrication d’images. Au rythme de la pellicule, à partir d’outils souvent usagés, dans des ateliers improvisés, les argentistes discourent de politique puisqu’en semant des savoirs et en cultivant le faire, ils récoltent le pouvoir.

Alexandre Béland

Section 2 : Recherche

1

Wu, T. The Tyranny of Convenience.https://mobile.nytimes.com/2018/02/16/opinion/sunday/tyranny-convenience.html?referer. 2018.

2

Desoer, F. Le bâtiment 7, le rêve fou de l’autogestion à Pointe-Saint-Charles.http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1086859/batiment-7-reve-fou-autogestion-pointe-saint-charles. 2018.

3

Sennett, R. Ce que sait la main, La Culture de l’Artisanat. Paris : Albin Michel ; 2010.

4

Latour, B. Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques.Paris : La Découverte ; 2010.

4

Latour, B. Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques.Paris : La Découverte ; 2010.

4

Latour, B. Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques.Paris : La Découverte ; 2010.